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L’ÎLE

L’ÎLE est une fable musicale sur le mythe de Robinson Crusoé. Robinson est ici médecin et contrairement au vrai Crusoé, il cultive volontairement sa solitude. Mais voilà que son île, située dans la mer Méditerranée, est envahie par des migrants, des ONG et des gardes. Il sauve Vendredi, seul survivant d’un bateau de réfugiés qui allait d’Afrique en Italie. Sur cette île, Robinson croise des gens extraordinaires et c’est avec poésie qu’il affronte l’absurdité de la vie au jour le jour. Un peu comme si Le Petit Prince rencontrait les Monty Python.

Critique du film

Aux côtés de Jeanne d’Arc et de Vincent Van Gogh, Robinson Crusoé tient une belle place parmi les figures les plus usitées au cinéma. Pourtant, aucune interprétation ne s’est véritablement imposée, contrairement à ses comparses, peut-être car son histoire se prête plus volontiers à l’exploration, à l’imaginaire et la variation, tant et si bien que ce que l’on retient du récit de Robinson, c’est sa solitude et son isolement de la civilisation, plus que des états d’âmes précis ou une suite de péripéties. Les possibilités de relectures sont donc vastes, mais si la version qu’en propose aujourd’hui Anca Damian arrive à surprendre, c’est parce qu’elle ose la franche sortie de piste.

« Une adaptation de Robinson Crusoé sens dessus-dessous », le mot est lâché dès les premières images, et prend davantage son sens à mesure que le film progresse. L’aspect foisonnant de la coexistence de différentes techniques d’animation, déjà à l’œuvre dans le bien nommé L’Extraordinaire Voyage de Marona, se retrouve ici, déployé sans barrières, sans les délimitations rassurantes du conte. Dans sa superposition de types d’image et son enchaînement d’idées en spirale, le long-métrage demande à son public – adulte, nécessairement – d’abandonner le principe d’une lecture linéaire du récit. Il convient de privilégier une lecture poétique et presque anti-chronologique, faite d’associations de sens ou d’émotion, d’abord appliqués à un personnage, ou un événement, ou un objet, puis déportés sur un lieu, une matière ou une couleur, pour ensuite déteindre sur une texture, une situation ou un personnage à nouveau. L’important n’est pas tellement par quel bout on attrape le film, mais plutôt comment on déroule son fil personnel une fois le point d’ancrage trouvé.

L'ÎLE

Parmi eux, on retiendra la dimension musicale de l’œuvre : déroutante en premier lieu, un brin agaçante ensuite, avant de saisir sa façon de structurer l’ensemble, de compartimenter, d’aiguiller les différents sens des choses, et de réveiller l’absurde des conflits et des obsessions des personnages. Les intonations répétitives se répondent à travers des dialogues sans direction, au vocabulaire simplifié à l’extrême, et convoquent un comique étrange : on ne sourit pas parce que l’échange est ridicule, mais plutôt parce qu’il continue sans fin, au point de se renverser comme le reflet d’un miroir dans les dernières scènes. Ces paroles presque ininterrompues forment une rengaine hypnotique, au sens morcelé, qui achève de transformer L’Île en film-rébus : un film comme une suite d’interludes, délimitées par un chapitrage effréné, et enfilées comme des perles sur un fil narratif invisible mais solide.

Entre deux vagues lyriques où se mélangent et se noient silhouettes et matières numériques, le long-métrage d’Anca Damian s’empare en effet de la question des migrants, moins pour en dire quelque chose de novateur que pour continuer à la faire exister – on se rend compte face au film à quel point le sujet n’est plus une actualité dans les principales sphères médiatiques, tout en restant un enjeu politique et social majeur en méditerrannée. Le propos humaniste, un peu alourdi par quelques facilités dans la dénonciation du capitalisme, intéresse tout de même par sa construction en va-et-vient et en renversements, que ce soit au niveau thématique (un Robinson noir et un Vendredi blanc, le rôle du sauveur assumé par l’un puis par l’autre…) ou dans la forme du film. Anca Damian revient en effet à une conception de bricolage de l’animation, avec les moyens actuels toutefois : ce qui est découpé et collé n’est pas du papier et du carton, mais des formes et liquides générées sur ordinateur, des textures déployées ou compressées à l’envie. La réunification des individus promue par la réalisatrice passe davantage dans cet écart permis par l’animation, où une couverture de survie peut recouvrir un groupe entier de rescapés pour former un corps unique aux visages apaisés, puis devenir une immense mer dorée et rassurante, un peu plus tard.

L'ÎLE

La multiplication des techniques, des images, des matières à l’œuvre dans L’Île pose question. Au-delà du formidable exercice de cartographie poétique qu’il propose à son public, le long-métrage d’Anca Damian, plus encore que les précédents, semble amorcer dès les premières secondes la nécessité d’un autre visionnage, pour mieux appréhender la masse d’informations visuelles et sonores bien sûr, mais aussi pour la curiosité d’une relecture du film à rebours, ou en prenant un nouveau point de départ, comme le premier jet de dés d’une nouvelle partie. La tablette utilisée par Robinson au cours du récit en est peut-être la clé : ajouter des filtres, en enlever d’autres, pour faire correspondre le film à notre envie du moment, et découvrir de nouvelles richesses dans cette grande parade où se croisent sans contradiction, sur les rivages d’un civilisation rouillée et amère, des populations pleines d’espoir et les monstres dociles des peintures de Dali.

Bande-annonce

7 juin 2023 – De Anca Damian