L’ITALIEN DES ROSES
Dans la cité des Roses, monté sur le toit d’une tour, celui qu’on appelle l’Italien est tenté de se jeter dans le vide. La foule, tout d’abord bienveillante, qui se masse au pied de l’immeuble, devient bientôt hystérique et l’incite à sauter. Lui se remémore sa journée vécue avec son amie Lola jusqu’au crochet radiophonique auquel il participait ce soir-là avec une « reine d’un jour ». Confronté à la vulgarité absurde, l’Italien s’est laissé envahir par des fêlures bien plus profondes…
Critique du film
Charles Matton (1931-2008) est l’auteur d’une œuvre artistique protéiforme, peintre, illustrateur, miniaturiste, photographe et cinéaste, il réalise en 1972, après trois films courts, son premier long métrage. L’Italien des Roses était initialement prévu pour un format court mais Charles Matton, alors qu’il tourne dans une dans une boîte de nuit, tombe sur un danseur extatique. Cet homme c’est Richard Bohringer, on aperçoit fugitivement la scène dans La Pomme ou l’Histoire d’une histoire. Les deux hommes s’apprécient, deviennent amis et cette rencontre suscite le désir d’un développement de scénario. Matton refuse l’avance sur recette obtenue pour le projet de court métrage et se lance dans la production compliquée d’un long. Prenant exemple sur Eric Rohmer qui avait collecté, auprès de son entourage, une somme d’argent pour boucler le budget de Ma nuit chez Maud, il écrit à un cercle d’amis pour solliciter leur aide. Le financement participatif avant l’heure !
Le vide mode d’emploi
Film inclassable, L’Italien des Roses place au centre d’une structure narrative composite, un homme au bord du gouffre. Le récit étire ce moment de suspension, détaille la manière dont il affecte la population du quartier, tout en revenant, par fragments, sur le déroulé de la journée qui a conduit Raymond, dans un moment de panique, à cette situation extrême. Les séquences s’enchaînent, parfois connectées de façon ludique, la plupart du temps entrechoquées, promenant le spectateur à travers des appartements et une fête de mariage. Autant de fils narratifs apparemment disjoints que l’événement provoqué par la présence d’un homme au sommet d’un immeuble relie malgré eux. Un dernier fil concerne un couple de dormeurs par lequel le film commence et s’achève. Seuls personnages du quartier que le fait divers n’atteint pas, ils semblent encapsulés dans une bulle narrative, havre dans lequel le film vient puiser, à intervalles réguliers, quiétude et douceur. Jusqu’à ce que la bulle explose…
Au spleen baudelairien diffusé par le mal de vivre du chanteur, s’ajoute une touche perecquienne, par l’observation scrupuleuse de lieux autant peuplés par les objets que par les êtres. Au croisement des deux styles, Matton invente une élégance que l’on voudrait nommer « le vide mode d’emploi ».
Exposés par de lents panoramiques, les objets donnent aux appartements leur âme. Ce sens du moindre détail fera le délice des boîtes miniatures de Charles Matton. Un lieu n’a pas besoin d’être habité pour vivre, rempli qu’il est de la présence triviale et essentielle des objets. Le couple de téléspectateurs est d’abord vu à travers l’aquarium du salon que madame est en train d’alimenter pendant que monsieur est hypnotisé par un film où l’acteur principal lui ressemble comme deux gouttes d’eau (Christian Chevreuse, hilarant). Les séquences de la noce s’accordent à la dramaturgie du film, égrenant les étapes d’un dérèglement sous-jacent. Les rires, les blagues potaches vont bientôt laisser place aux grincements de dents avant de finir en grotesque pugilat.
Jour froissé, nuit suspendue
Le ton du film, poétique et tourmenté, s’inspire des nombreux contrastes qu’il se plaît à observer dans un splendide noir et blanc qui en reflète toutes les nuances et les discordances. Avant que la nuit n’engloutisse les interrogations de Raymond et la cohorte de réactions qu’elles suscitent, c’est dans la blancheur d’une chambre à peine rafraîchie par un coup de peinture que Lola et Raymond se retrouvent pour une étreinte d’une infinie beauté. Tout commence par un baiser alors que le visage de Lola est recouvert du chandail qu’elle est en train de retirer, référence explicite aux Amants, le célèbre tableau de René Magritte. Nue, Lola se cache sous les draps en déclarant « je suis pas belle ». La caméra prend alors ses distances pour filmer, en contre plongée, la grâce des drapés dont les plis évoluent au gré des corps qui se rapprochent. Puis elle se détourne, laissant aux soupirs le soin de traduire le plaisir, pour se concentrer sur le chat, blanc lui aussi, témoin involontaire et (presque) indifférent, bousculé par un oreiller éjecté hors du lit.
Entre ondulations et convulsions, les froissés métaphorisent en la transcendant l’intranquillité du film. Les draps prennent tour à tour l’aspect d’une couverture pudique, d’une seconde peau et d’un linceul érotisé. Lola est interprétée par la divine Isabelle Mercanton, actrice hélas exclusive de Charles Matton. Sa beauté gracile, son phrasé subtil, son regard mutin la place haut dans un panthéon de comédiennes au charme envoûtant, quelque part entre Dita Parlo et Delphine Seyrig.
Lors d’une escapade au zoo, sensée détendre Raymond avant de rejoindre le théâtre où il doit participer à la finale d’un concours de chanson, il s’ouvre à Lola de son mal être en confessant parfois traverser des troubles de la perception qui le mettent en porte à faux avec la réalité. « Je voudrais donner » finit-il par résumer. « Tout est trop grave pour toi » répond Lola, pour affronter la vie « faut être un peu bête ». En effet Raymond admire et jalouse chez Lola une forme de simplicité à laquelle il n’a pas accès. Il espère trouver une forme de reconnaissance en tant que chanteur pour échapper aux angoisses métaphysiques dans lesquels il se perd.
La vue des girafes, lions et autres éléphants inspirera Raymond, lorsque, au comble du malaise, il explosera dans une brasserie, éructant son dégoût à la face (goguenarde mais sur ses gardes) des clients et du monde entier. Une scène clé du film au cours de laquelle Richard Bohringer, habité par le rôle, surprendra toute l’équipe. Pris dans une transe éruptive, il improvisera bien au-delà du texte écrit, mêlant sans doute ses propres affects à ceux de Raymond (raison précise pour laquelle Matton l’a engagé). La fuite est inévitable, elle le conduit vers son poste d’observation et (qui sait?) de bascule. En effet, le temps de l’action est un temps de réflexion, d’incertitude mais aussi d’étude pour Raymond.
Parle, Lola, parle
La foule a peu à peu grossit, ses yeux anonymes sont braqués sur lui, scrutant le moindre de ses gestes. Elle ressemble à s’y méprendre au public du théâtre devant lequel il s’est dérobé. Cette foule est, d’une certaine manière, aux premières loges d’un spectacle qui tarde à se dessiner, à se décider, projetant dans le désespéré les promesses d’un timide Houdini. Impatiente et crasse, elle s’envenime. Les invités de la noce l’ont maintenant rejointe, déboulant tous klaxons hurlant, comme dans un cirque. Le couple de téléspectateurs aussi, la curiosité de madame traînant monsieur, à son corps défendant, au centre de l’attention. Chacun y va de son commentaire, d’abord en sourdine puis à la cantonade. On veut savoir qui est cet homme appelé l’italien (jusqu’à ce qu’un homme déclare, éclairant malgré lui la paresse d’une assignation migratoire : « si ça se trouve, il n’est même pas italien !»), on veut comprendre ce qu’il veut, ce qu’il cherche. La police a rejoint l’attroupement, elle exhorte Lola à s’emparer du porte-voix pour s’adresser à « son homme », le raisonner. Il faudra qu’un jeune imbécile, dans un élan de cruelle bravoure, subtilise l’instrument afin de provoquer Raymond, pour qu’elle accepte de parler. C’est le moment de choisir ses mots. Tapi dans l’ombre, en embuscade, le jeune frère de Raymond mise sur une autre stratégie.
L’aube arrive, le couple de dormeurs se réveille et se prépare sans faire de bruit. La route les attend.
L’Italien des Roses est un film dont la beauté continue d’éclabousser le cinéma français dans l’histoire duquel il tient une place toute particulière, l’adjectif culte n’étant, en la circonstance, pas galvaudé. Il se rapproche de la structure narrative du Jour se lève et partage avec Marcel Carné le goût des classes populaires mais surtout avec Alexandre Trauner un certain réalisme poétique et les décors travaillés en jeux de perspectives. Il pose par ailleurs, sans discours, un regard sociologique sur les grands ensembles urbains alors en plein essor, à la manière de ce que feront un peu plus tard Jean-Claude Brisseau avec De bruit et de fureur et Bertrand Blier avec Buffet froid.
Le film noue aussi une parenté avec Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, par sa manière de suspendre le destin de son personnage au cours d’une unité de temps où chaque seconde est une petite victoire, chaque respiration un sursis. Enfin, pour ses fulgurances visuelles, sa sensibilité à fleur de peau, le film annonce le cinéma à la fois lyrique et écorché de Leos Carax, Mauvais sang en tête. Il possède, dans son absolue singularité, toute la force de fascination de ces chefs-d’oeuvre réunis.