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LA BALLADE DE NARAYAMA

Orin, une vieille femme des montagnes du Shinshu, atteint l’âge fatidique de soixante-dix ans. Comme le veut la coutume, elle doit se rendre sur le sommet de Narayama pour être emportée par la mort. La sagesse de la vieille femme aura d’ici-là l’occasion de se manifester.

Des hommes et des bêtes.

La Ballade de Narayama dispose d’un indéniable ton anthropologique. Le récit explore la coutume ubasate encore en vigueur dans le Japon pauvre et rural des années 1860 : ne disposant pas d’assez de ressources alimentaires, les villages montagnards en autarcie limitaient leur population par l’abandon des cadets et des personnes âgées devenues inaptes au travail des champs. Dans une existence aussi rude, l’individu importe moins que la collectivité. C’est dans cet intervalle entre les désirs personnels et les devoirs envers la communauté que se love le regard de Shōhei Imamura.

Les contraintes et les sacrifices, dont la demande d’Orin constitue l’expression ultime, font la matière du film. Le manque de nourriture, en premier lieu : Rizuke « le puant » (Tonpei Hidari), le cadet que Tatsuhei a gardé, enquête auprès des villageois pour savoir qui a abandonné un cadavre d’un bébé dans sa rizière. Le problème ne porte pas tant sur le meurtre de l’enfant, inscrit dans les mœurs du village, que sur la souillure des terres d’un autre. Un gros plan sur le visage tuméfié et putréfié de l’enfant rappelle à Rizuke que sa vie repose sur le meurtre des autres.

Les cadets qui atteignent l’âge adulte sont en effet le souvenir vivant de la mort de tant d’enfants. Pour qu’ils n’engendrent pas à leur tour une progéniture vouée à la mort, les cadets vivent dans une maison à l’écart, frappés d’interdit sexuel. Pour contourner une misère sexuelle d’autant plus difficile à vivre que leurs aînés exhibent en plein jour leur sexualité, ils recourent à des expédients : la masturbation, les chiens… jusqu’à la générosité sacrificielle de certaines femmes, qui sachant que les frustrations des cadets peuvent s’avérer dangereuses pour la communauté, acceptent de prêter leur corps une nuit pour les contrôler.  

Pour autant, Imamura ne sombre pas dans le misérabilisme. La misère n’appelle jamais le pathétique. Une frustration s’accompagne bien souvent de rires : la dispute entre Rizuke et son voisin à propos du bébé dans la rizière s’arrête aussitôt lorsque la taquine Matsu (Junko Takada) soulève sa robe pour faire ses besoins en plein air, pile en face de leurs regards.

Plutôt qu’un état de stagnation sociale, la misère du village apparaît davantage comme une épreuve morale. Jamais accusateur, le regard d’Imamura incorpore au contraire la poésie et la spiritualité shintoïste des villageois.

Le montage exprime une religion qui unit en un grand tout hommes, animaux et montagnes. Par des montages parallèles, Imamura lie comportements humains et animaux ; ainsi des scènes de sexe humain, montrées sans aucune honte devant la caméra, car elles sont aussi naturelles que la reproduction gracile des serpents et des crapauds.

La ballade de Narayama
Les gros plans sur des visages animaux scandent le film : placés sous le regard d’entités animales sacrées, les habitants du village doivent atteindre leur degré de renoncement face aux duretés de l’existence montagnarde. L’image du serpent, qu’un villageois appelle « le maître », en offre le modèle : comme lui, l’individu doit glisser parmi les aléas naturels et sentir dans son corps leurs vertus. Accéder à l’animalité n’est pas synonyme de dégradation. C’est bien plutôt le signe d’une élévation de la conscience.

Un plan magique, en champ-contrechamp, en offre l’archétype : Tatsuhei abat un lapin au fusil lors d’une chasse, mais laisse un rapace emporter sa proie. Au lieu d’abattre à son tour celui qu’une logique d’appropriation de la nature considèrerait comme un voleur, Tatsuhei préfère contempler le vol majestueux de l’oiseau repartant vers les cimes. Ce plan fait écho à un autre à venir : celui où Tatsuhei tire sur l’arbre au pied duquel a disparu son père trente ans plus tôt, qui fait basculer l’image dans un ralenti aux tons sépia, signe de la présence de l’esprit. Dans la spiritualité shintoïste, tuer un rapace a la même gravité qu’assassiner un père. Dans les deux cas, c’est le meurtre d’une entité d’un grand tout sacralisé.
Dès lors, l’ultime pèlerinage qu’entreprennent Orin et Tatsuhei pour gravir Narayama se comprend comme un voyage initiatique. À chaque étape, Tatsuhei s’immerge un peu plus dans le respect de « centaines, de milliers d’ancêtres, peut-être plus » passés par ces chemins ardus, tandis que sa mère s’enfonce dans une piété silencieuse qui héberge en son sein les vivants et les morts, les hommes et les dieux.

S’il est un héroïsme dans le film d’Imamura, il ne repose pas sur des êtres exceptionnels, comme les samouraïs magnifiés par Kurosawa, mais dans l’ascèse quotidienne de petites gens, qui pratiquent un mode de vie sacrificiel afin d’assurer la continuité de la vie.

La fiche
Narayama affiche

LA BALLADE DE NARAYAMA
Réalisé par Shohei Imamura
Avec Sumiko Sakamoto, Ken Ogata, Takejo Aki  …
Japon – Drame

Sortie en version restaurée : 11 juillet 2018
Durée : 131 min




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