LA BÊTE AVEUGLE
Un sculpteur aveugle enlève et séquestre dans son atelier un modèle pour la soumettre à l’empire des sens afin qu’elle devienne une statue idéale. Comprenant après plusieurs vaines tentatives qu’elle ne pourra fuir ce cauchemar, la victime est peu à peu attendrie et envoûtée par son bourreau…
Critique du film
Le cinéma de Yasuzō Masumura nous revient depuis deux ans au rythme des restaurations de ses films majeurs. Après L’Ange rouge et Tatouage, le Festival Lumière proposait cette année trois nouvelles pépites, bientôt disponibles en salle et en vidéo* Confessions d’une épouse, Passion et La Bête aveugle.
Avec La Bête aveugle, Yasuzō Masumura reprend ses thèmes de prédilection, l’infirmité et la frustration masculine, la soumission et la puissance féminine, l’érotisme et la violence en poussant les curseurs de son cinéma jusqu’aux limites du grotesque. Il en résulte un huis-clos parfaitement anxiogène où l’emphase dramatique est tempérée par une mise en scène de la suggestion, aussi perverse que son protagoniste.
Un Mont Rushmore érotique
On comprend mieux, après avoir vu ce film, pourquoi Masumura est souvent cité comme précurseur de la nouvelle vague japonaise, son travail annonçant plus précisément celui de Nagisa Ōshima. La Bête aveugle pourrait alors passer pour un brouillon cheap de L’Empire des sens. Au jeu des références, impossible de ne pas penser, à la vue de cet extraordinaire décor que constitue l’atelier de l’artiste dans lequel se déroule le huis-clos, à la machine citrouille de Je t’aime, je t’aime, le film d’Alain Resnais. La découverte de l’atelier dans lequel Michio, sculpteur aveugle séquestre Aki, le fantasme du modèle parfait grâce à qui il entend réaliser son chef d’oeuvre, est une grande séquence de cinéma. Le spectateur découvre, en même temps que la jeune fille, une sorte de boyau souterrain où l’art rupestre aurait cédé la place au surréalisme. À la galerie des nez, succède celle des bouches, à celles des jambes fait suite celle des seins, autant d’ébauches qui témoignent de l’obsession de l’artiste pour le corps féminin. Il faut attendre la lumière et un plan général pour comprendre que ces murs entourent deux gigantesques sculptures caoutchouteuses représentant une femme allongée sur le dos et sur le ventre. Une sorte de Mont Rushmore érotique sur lequel Michio et Aki vont successivement batailler, travailler, s’aimer et perdre la raison.
Façon puzzle
Chez Musumura, l’homme détient le pouvoir, il est en position de domination mais il est toujours incomplet. Michio, aveugle de naissance et fils à maman, n’est qu’une autre incarnation de ce « monstre » après le docteur Okabe de L’Ange rouge, morphinomane qui a perdu sa virilité ou du maître Gonji qui croit posséder Otsuya mais la transforme en maléfice vivant dans Tatouage. Aki imagine diverses stratégies pour s’évader mais se heurte à la mère cerbère qui a offert à son fils cet atelier, antre de leur folie complice. Elle comprend alors qu’elle doit feindre de séduire Michio pour séparer mère et fils. Les renversements psychologiques sont évidemment trop exagérés pour ne pas tirer le film vers la comédie bouffonne mais c’est aussi cette légèreté qui permet de distancier la violence afin de la rendre supportable.
La mise en scène participe aussi de ce mouvement de modération. Les combats sont chorégraphiés, l’érotisme ultra soft et la violence toujours laissée hors champ – Masumura fait son miel des rotondités du décor – jusque dans le climax final avec l’idée fantastique de transférer les mutilations sur la statue d’Aki par un effet d’assimilation qui dit l’état de folie dans lequel les amants masochistes escaladent sans retour l’échelle du plaisir. La Victoire de Samothrace, en comparaison, peut se targuer de tenir debout. Morsures, écorchures et autres joyeusetés bondage auront auparavant constituées la gamme des délices perverses du couple que seule la mort pourra délivrer.
Ce qui trouble sans doute le plus fort dans La Bête aveugle, c’est la manière avec laquelle on glisse de la violence psychologique à la volupté physique, de l’art à la vie, pervertissant les ressorts classiques du syndrome de Stockholm. Autre source de profond trouble pour le spectateur de l’Institut Lumière : la mise en abîme du Hangar (du Premier-Film) plongé dans l’obscurité, les yeux grand ouverts. Cinéphilie, allégorie : désir, délire, délice.