LA BÊTE DANS LA JUNGLE
Pendant 25 ans, dans une immense boîte de nuit, un homme et une femme guettent ensemble un événement mystérieux. De 1979 à 2004, l’histoire du disco à la techno, l’histoire d’un amour, l’histoire d’une obsession. La » chose » finalement se manifestera, mais sous une forme autrement plus tragique que prévu.
CRITIQUE DU FILM
Librement adapté de la nouvelle éponyme d’Henry James, La Bête dans la jungle, le nouveau long-métrage de Patric Chiha met en scène Anaïs Demoustier et Tom Mercier dans un voyage à travers le temps et la musique, une histoire d’amour qui n’en est pas une. Présenté dans la section Panorama lors de la 73 e édition de la Berlinale, le film est également en compétition au Champs-Elysées Film Festival. Curieux hasard pour Bertrand Bonello, président du Jury Long-métrage de cette 12e édition, dont le prochain film La Bête est également une adaptation de l’œuvre d’Henry James avec Léa Seydoux et George MacKay.
La boîte sans nom
On entre dans La Bête dans la jungle avec la même euphorie que May, le personnage interprété par Anaïs Demoustier : fascinés, sans trop savoir ce que l’on vient chercher. Au son de la voix de Béatrice Dalle, narratrice énigmatique, nous observons la jeune fille en escarpins évoluer dans les rues parisiennes jusqu’à s’arrêter en haut des escaliers d’une toute nouvelle boîte de nuit. Sous sa cape noire, la physionomiste interprétée par Béatrice Dalle lui fait signe d’entrer. Dès lors, le film nous saisit et nous envoûte : nous pénétrons dans un univers chatoyant où la musique apprivoise les corps.
Dans cette boîte sans nom, May retrouve John, dix ans après leur première rencontre. Elle n’a jamais oublié le secret que le jeune homme lui avait confié : il est convaincu que quelque chose va lui arriver, quelque chose de grand. Débute alors une attente obsessionnelle, ensemble ils guettent la chose, la Bête. Alors qu’Henry James racontait l’histoire de May et de John en 1903 dans les salons londoniens, Patric Chiha transpose sa lecture dans une boîte de nuit de 1979 à 2004. Un choix aussi poétique que cohérent, car pour le cinéaste : « La boîte est l’un des endroits où l’on cherche à vivre au-dessus de la réalité. On cherche, ensemble, à échapper au temps ».
Cette boîte, gardée par une Béatrice Dalle mi-bonne fée, mi-Cerbère, devient le lieu où May et John vont se retrouver et guetter inlassablement, de longues années durant. Dans La Bête dans la jungle, le temps qui passe et cette attente insensée se matérialisent à travers l’extraordinaire musique originale d’Émilie Hanak et de Dino Spiluttini qui nous transporte avec une grande fluidité du disco à la techno. Alors que l’univers visuel et sonore nous fait ressentir la langueur à la perfection, on déplore l’ajout de marqueurs temporels historiques tels que l’élection de François Mitterrand ou la chute du mur de Berlin qui viennent ternir la poésie du récit en tentant de l’ancrer dans le réel.
Voyage au bout de la vie
Qu’y a t-il derrière l’envoûtante lueur qui inonde la piste de danse où les corps ondulent sans relâche, car quoi qu’il arrive « Il faut continuer à danser », comme le murmure Alice (Sophie Demeyer) à son amie May ? Plus le temps passe et plus on est tentés d’imaginer l’objet de l’attente de John, d’abord comme un événement fantastique, mystique puis métaphysique. Ce jeune homme qui semble dans une souffrance profonde et incomprise (brillamment interprété par Tom Mercier) passe finalement sa vie à attendre plutôt qu’à la vivre vraiment. Incapable de décrypter ou d’accepter l’attirance qui le lie à May, il l’entraîne dans sa quête d’absolu jusque dans les limbes des désirs inassouvis.
On voit les années défiler à travers la musique, la boîte de nuit qui se métamorphose et le visage de May. Si quelques constantes nous rappellent à quel point le temps est étrange et relatif, comme la physionomiste, le monsieur pipi et John, May subit les affres du temps. Anaïs Demoustier incarne à merveille cette jeune femme pleine de fougue, passionnée par la vie qui, en se risquant à vouloir vivre encore plus intensément, va se voir piégée dans un labyrinthe. La Bête dans la jungle nous plonge dans une suite de questions universelles et sans réponses sur la vie, l’amour et la mort. Sommes-nous éternellement insatisfaits ? Choisit-on réellement le sens de sa vie ? Peut-on échapper au temps ?
La Bête dans la jungle nous transporte un univers aussi fascinant et envoûtant que dangereux. Une expérience de cinéma intense et inoubliable, malgré quelques ressorts mélodramatiques dispensables.
Bande-annonce
16 août 2023 – De Patric Chiha, avec Anaïs Demoustier, Tom Mercier, Béatrice Dalle