LA CACHE
Christophe, 9 ans, vit les événements de mai 68, planqué chez ses grands-parents, dans l’appartement familial à Paris, entouré de ses oncles et de son arrière-grand-mère. Tous bivouaquent autour d’une mystérieuse cache, qui révèlera peu à peu ses secrets…
Critique du film
C’est une réplique qui ponctue de manière presque anodine une séquence où la famille Boltanski, regroupée le soir devant la télé, suit le bulletin d’information qui, d’un ton solennel, annonce un conseil des ministres exceptionnel. « Mort au pathos » lance Petit oncle, d’un air désabusé. Cette phrase semble avoir été la ligne de conduite de Lionel Baier quand il s’est lancé dans l’adaptation, très libre, du livre de Christophe Boltanski. Il en résulte une sorte de BD filmée, pétrie de fantaisie, à situer quelque part dans le cinéma français entre Pascal Thomas et Antonin Peretjatko.
La rue à feu et à sang, Paris outragé, Paris barricadé. À chaque époque son tumulte, son bruit ou son fürher. Lorsque les événements de mai 68 éclatent, chacun, dans la famille Boltanski, réagit à sa manière. Il y a les parents de Christophe, qui ne veulent pas en rater une miette, pour le plus grand bonheur du garçon, consigné chez ses grands-parents où vit le reste de la tribu. Il y a les oncles, Petit et Grand, l’artiste et l’intellectuel, chien et chat, pile et face d’une génération grandie sur les ruines de la guerre. Il y a donc les grands-parents, Mère-Grand et Père-Grand. Il ausculte les corps, elle écoute la parole des ouvriers. Il tremble, elle virevolte malgré sa claudication. Il y a aussi, l’arrière grand-mère que tout le monde appelle l’arrière-pays tant elle vit dans le souvenir de sa Russie natale. Elle règne sur le foyer (très jolie scène du rituel du petit-déjeuner) et entretient avec le petit Christophe une grande complicité. Il dérobe pour elle chocolat et cigarettes, elle lui raconte en échange des histoires à dormir debout. C’est d’ailleurs par une scène nocturne que le film commence. Car il y aussi, dans la maison, un chat. Ou peut-être n’y en a t-il pas.
Usage du faux
Un des grands plaisirs du film est son traitement anti-naturaliste. La reconstitution des sixties passe par les couleurs et par un goût du vintage très assumé. Ainsi les décors, en studio où les objets prennent une place essentielle, au premier desquels, l’Ami 6 de Mère-Grand, sorte de reconfiguration miniature du foyer, safe space ambulant où elle trimballe son clan et enregistre ses entretiens. La mise en scène joue d’ailleurs des échelles entre réalité et miniature, la famille semblant monter dans la reproduction Majorette que Christophe pousse sur le carrelage de la cuisine.
Baier filme les scènes de voiture en jouant la carte de l’artificialité à fond. Les transparents défilent sans autre logique que celle d’un diaporama touristique. Au bruit du moteur est même substitué celui d’une projecteur. Ce véhicule pourrait être celui de Gaston Lagaffe, Mère-Grand y sert d’ailleurs volontiers le thé. La référence au personnage de Franquin est par ailleurs explicite, Grand Oncle lisant l’album Des gaffes et des dégâts. Mais c’est l’apparition d’un vêtement qui fait basculer le film dans une dimension plus grave, sans qu’il ne perde jamais de sa légèreté, comme une politesse promise et tenue. Christophe, en manque d’habits, se voit proposer la garde-robe de ses oncles, religieusement conservée par la matriarche. Le garçon choisit tout naturellement une veste ornée d’une étoile jaune, qu’il requalifie en étoile de shérif.
Sous les pavés, la planque
Les Boltanski ne sont pas à plaindre, ils habitent de façon bohème un hôtel particulier de la rue de Grenelle où ils ont pour vis-à-vis une famille bien proprette, papa lit le Figaro et n’hésite pas à traiter le petit Christophe de Youpin, à sa grande incompréhension. Si l’opposition est un rien caricaturale, elle permet à Mère-Grand, alors que le garçon l’interroge sur la judéité de la famille, de prononcer une réplique géniale : «Ne laisse jamais les cons dire qui tu es ».
Le film, mine de rien, nous rappelle qu’il s’est passé moins de temps entre la fin de la seconde guerre mondiale et mais 68 qu’entre le début du 21e siècle et aujourd’hui. Parmi les contemporains des deux événements, le général de Gaulle en personne que le récit, dans une délicieuse embardée de l’Histoire, fait s’inviter chez les Boltanski. C’est l’occasion de réhabiliter la cache dans laquelle Père-Grand s’est caché durant du longs mois et de comprendre pourquoi, lors d’une scène de restaurant plus avant dans le film, il en a gardé d’indélébiles réflexes de survie.
Ce que le film raconte, derrière sa forme pop et à travers le destin de la famille Boltanski, c’est une Histoire de France moderne, tantôt tendre et symbolique (la pub Boursin, les slogans de mai, les clins d’oeil à Jean-Luc Godard), tantôt plus mordante (le comportement de la police française, la délation comme réflexe, l’antisémitisme) sans que Baier ne se prenne non plus pour Claude Faraldo (dans l’inégalable Thermroc, bouffer du flic n’est pas qu’une expression). Le cinéaste suisse se situerait plutôt entre Pascal Thomas (La Pagaille, Le Grand appartement, Mercredi, folle journée !) pour sa joyeuse et anarchique peinture de la famille et Antonin Peretjatko (La Fille du 14 juillet, Les Rendez-vous du samedi, La Pièce rapportée) pour son goût de l’imagerie et du décalage au service d’un humour où la critique sociale affleure en permanence.
Le fil qui relie l’occupation et mai 68 renvoie inévitablement à une autre filmographie, celle de Louis Malle qui avait réuni pour Milou en mai un casting éblouissant, ce qui n’est pas le moindre atout de La Cache : Dominique Reymond, une des plus belles voix du cinéma français, épatante dans un contre-emploi haut en couleurs, Liliane Rovère dans les pas de Paulette Dubost, Aurélien Gabrielli, qu’on a plaisir à retrouver après l’avoir découvert dans Le Monde après nous, et William Lebghil, décidément à l’aise dans tous les registres, le flegme en bandoulière. Et, bien sûr, Michel Blanc, dans son dernier rôle. Sans le savoir, Lionel Baier lui a offert des adieux de fiction parfaits. Le film se termine alors qu’il s’éloigne, de dos, en sifflotant aux côtés du jeune Ethan Chimienti. Vive le frisson, mort au pathos !
Bande-annonce
19 mars 2025 – De Lionel Baier