LA GRANDE TRAVERSÉE
Alice Hughes, écrivaine à succès, décide de partir en croisière avec des amies Roberta et Susan, son agent Karen et son neveu Tyler. Elle souhaite à tout prix prendre du bon temps et venir à bout de son passé.
CRITIQUE DU FILM
On l’a dit à demi-mot dans notre article consacré à The Informant!, mais on peut le certifier : Steven Soderbergh est un glouton de cinéma. Des récurrences sont présentes parmi tous ses films, mais il n’est pas rare de voir le réalisateur prendre de sacrés virages pour rechercher de nouvelles manières d’expérimenter dans un registre post-moderne de célèbres courants cinématographiques. Alors après le thriller paranoïaque Unsane, les coulisses sportives de High-Flying Bird et la crise des Panama Papers de The Laundromat, le nouveau rejeton tourné à l’iPhone par le cinéaste s’appelle Let them all talk, retitré La grande traversée.
SIGNÉ WOODY ?
Seule fausse piste, Tyler (joué par un brillant Lucas Hedges) est en réalité le personnage principal et plaque tournante du récit : il est sollicité par l’ensemble des parties et prend malgré lui les informations transmises par chacun des personnages, qu’il relaie en toute transparence. Loin des asymétries de The Informant! et Contagion, ce qui est d’ordre du caché dans La grande traversée n’est jamais suggéré par l’ellipse ni omis dans la transmission orale. Cela fait partie intégrante du récit et est directement indiqué par les personnages qui s’interrogent sur différents sujets. De la même manière, c’est par ce biais que s’organise une structure très littéraire, prêchi-prêcha fait de vagues pensées données en voix off.
On se retrouve ainsi dans une mise en abime du nouveau récit de Alice, coupable selon ses amies de puiser dans la vie privée de son entourage pour ses livres. Difficile dès lors de ne pas avoir une pensée pour les cocons cinématographiques signées Woody Allen, inspirées par l’entre-soi de la littérature moderne, le jazz de George Gershwin et les classes sociales élevées aux quatre coins du monde. Point de Gershwin ici, mais une partition jazzy enlevée de Thomas Newman que l’on n’avait pas vu autant inspiré depuis un bout de temps.
SIGNÉ STEVIE
Mais Steven Soderbergh n’est pas Woody Allen, même s’il le sait très bien. Toujours obnubilé par ses plans larges et ses grands contrastes, ce qui ressort de son système formel est un moyen de flatterie monstrueuse car toujours décadrée à l’image, désormais rompue par des ruptures via la coupe – rares sont ses films si extrêmes qui osent rompre par des gros plans au bokeh très prononcé pour en relever les moments de faiblesse des personnages. Aussi Soderbergh est un grand fan de l’improvisation, qui l’éloigne des dialogues au cordeau de Allen qui ont rendu ses gestes savoureux. Il suffit de se rappeler son long-métrage Full Frontal, à mi-chemin entre mise en abime didactique du cinéma et déclinaison du dogme 95 de Lars von Trier et Thomas Vinterberg.
En outre, la bulle navale de Soderbergh est parasitée par des plans sur le personnel du bateau, vrais rouages mais insignifiants à la caméra de cette structure dont Allen n’avait d’intérêt que comme possibilité d’ascension sociale. C’est ce qui se construit en parallèle au fur et à mesure du récit : l’architecture matérielle du Queen Mary II est un simple décor, ce qui l’habite et fait corps avec lui est la somme de personnes travaillant sur celui-ci.
Étonnamment, tout ce qui détache La grande traversée de la filmographie Woody Allen est ce qui relève toutes ses plus grandes carences. La première est simple : Steven Soderbergh semble vouloir aérer son récit coûte que coûte. Ses railleries sont subtiles mais quand même bien visibles, le réalisateur minimisant les soucis de ses protagonistes par la verticalité de son montage et de rimes qui n’existent que par le train de vie réglé de Alice Hughes (pour revenir à l’idée du personnel qui fait corps, on ne voit les commis de cuisine qu’au moment où les convives se mettent à table, par exemple).
Dommage que ceci ne soit relégué qu’au simple détail moqueur : sans doute aurait-il été plus agréable de supprimer ou renforcer ces passages afin de laisser le spectateur suggérer la vacuité existentielle de tous ses personnages en quête de quelque chose de futile. De même, se rapprocher du mumblecore par le choix de laisser tous les acteurs (quoique plus âgés que la moyenne du genre) improviser ce drame à échelle humaine n’est pas toujours très adéquat, car le peu d’enjeux aurait gagné à être resserré dans le temps ou garni de dialogues plus cinglants ou travaillés. D’accord, le casting semble s’amuser, Lucas Hedges en tête ; mais sur deux heures, on s’ennuie très vite.
BANDE-ANNONCE
20 avril 2021 sur Canal+ et MyCANAL – avec Meryl Streep, Lucas Hedges, Dianne Wiest