LA JEUNE FILLE ET LES PAYSANS
Critique du film
À une époque où Pixar certifie dans ses génériques que tous les mouvements de leurs productions sont créés à la main, les longs-métrages entièrement rostoscopés, qui utilisent des prises de vues réelles comme support de l’animation, se font rares. En 2017, La Passion Van Gogh avait toutefois surpris son public en ayant recours non pas à une animation numérique – comme c’est le cas chez Linklater – mais en repeignant à la main chaque photogramme dans le but de mettre en récit les tableaux de l’artiste néerlandais. La Jeune fille et les paysans se présente ainsi comme une réplique de ce précédent film : les mêmes réalisateurs emploient le même dispositif technique, cette fois-ci pour adapter le roman polonais Les Paysans de Władysław Reymont, mais toujours avec une obsession du pictural, au grand détriment de la peinture elle-même.
En observant l’accumulation de plans d’ensemble sur la campagne d’Europe centrale et de cadrages au plus près des visages, interroger l’idée que les réalisateurs se font de la peinture apparaît rapidement nécessaire. Nous ne sommes certes pas dans la même démarche que leur premier film, porté par l’idée très naïve que les tableaux de Van Gogh peuvent – et doivent – être prolongés par le mouvement, impliquant, par extension, que la peinture est fondée sur une absence, un manque auquel le cinéma peut pallier. La posture de La Jeune fille est quasiment inverse : au sein d’une mise en scène avant tout fonctionnelle, où les cadrages répondent principalement à une logique de champ/contrechamp et de rapport spatial entre les personnages, les paysages comme les gros plans agissent comme portes et fenêtres ouvertes pour faire rentrer à tout prix le pictural dans le film.
Les premiers, par leur composition, se réfèrent à des images de la vie paysanne peintes au tournant du XXe siècle, tandis que les seconds, par leur rapprochement des détails de l’image, portent une attention quasi-religieuse au mélange harmonieux des couleurs, aux traits fins qui simulent les cheveux, à l’accumulation des pigments dans les contours des visages. Organisation de l’image et matière, matière et organisation de l’image. La peinture, ainsi divisée en deux pôles, devient un élément cosmétique aisément manipulable : ce n’est plus le cinéma que l’on injecte avec une seringue dans les tableaux de Van Gogh, c’est la peinture que l’on inocule à des images de films. Les deux démarches partent de points opposés mais convergent vers la même esthétique, qui n’est pas celle de la porosité et du dialogue fructueux entre les deux disciplines artistiques, mais qui est plutôt celle de la surcouche, du rajout, de la surface.
On reconnaît tout de même un certain talent dans l’agencement des teintes des images au fil des saisons, dans la retranscription des lumières. Le long-métrage du couple Welchman est « beau », si l’on considère une expérience immédiate et superficielle de la beauté, mais le récit joue contre ce que le film construit : l’intrigue s’étale, et tient longtemps sans renouveler sa maigre proposition visuelle. Le mystère et la nouveauté de ces images finissent par être éventés : on ne voit plus la rotoscopie, on s’habitue aux palpitations étranges sur la peau des personnages quand il restent immobiles, ou quand le vent passe dans les hautes herbes. Jamais le film ne s’amuse à tricher avec son dispositif, à dépasser la limite imposée par l’image photographique et plier la réalité à une autre logique de représentation. Jamais un mouvement extérieur aux interprètes ne parcoure les gestes et les expressions, jamais un rayon de lumière ne paraît inventé ou dévié de manière arbitraire. L’imaginaire des réalisateurs ploie sous les images photographiques qui leur servent de support et rejette toute retouche, toute interprétation.
Seules les scènes de danse, où l’image se met à vibrer en même temps que les acteurs, font exception. Une énergie se libère et se retrouve partagée entre les personnages, ils sortent de leur opposition binaire et de leur aspect rustique un peu guindé pour se laisser aller à une cohésion de groupe, à un mouvement, à un prolongement des rythmes et des sonorités traditionnels. L’investissement, aussi bref soit-il, des possibilités de l’animation, trait d’union entre la peinture et le cinéma, permet aux réalisateurs d’inventer le temps d’une séquence quelque chose qui n’appartient qu’à eux.
Le reste du récit aurait mérité la même attention et la même vie. Les personnages, déjà momifiés dans leur apparence picturale, peinent à convaincre et à dépasser le stade de la caricature. Seule Jagna, l’héroïne interprétée par Kamila Urzędowska, se distingue par un jeu buté refusant toute concession à l’injustice, qui évoque les personnages de la trilogie « Cœurs d’or » de Lars von Trier. Malheureusement, l’ensemble tourne vite au jeu de massacre programmé, où l’héroïne, acculée par tous les villageois, ne peut plus qu’endurer les tourments qu’on lui afflige. Comme attendu, le tissu social finit par se déchirer net et Jagna se retrouve expulsée du village, rejoignant ainsi la même place que le spectateur, éjecté d’un film paradoxal avec lequel on ne peut définitivement pas faire corps.
Bande-annonce
20 mars 2024 – De DK Welchman et Hugh Welchman
avec Kamila Urzedowska, Nadia Tereszkiewicz et Robert Gulaczyk