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LA LEÇON D’ALLEMAND

Siggi Jepsen est enfermé dans une prison pour jeunes délinquants après avoir rendu copie blanche lors d’une épreuve de rédaction. Le sujet : « Les joies du devoir ». Dans l’isolement de sa cellule, il se remémore la période qui a fait basculer sa vie. En 1943, son père, officier de police, est contraint de faire appliquer la loi du Reich et ses mesures liberticides à l’encontre de l’un de ses amis d’enfance, le peintre Max Nansen, privé d’exercer son métier. Siggi remet alors en cause l’autorité paternelle et se donne pour devoir de sauver Max et son œuvre…

Critique du film

Pflicht. Traditionnellement traduit en français par « devoir », étymologiquement relié au verbe latin « dēbēre » instaurant une connotation morale et une fonction débitrice à tout ce qui s’y rapporte, la langue allemande a cela de curieux qu’elle dérive l’un de ses noms communs les plus culturellement importants du verbe « pflegen » : prendre soin. L’on ne saurait dès lors moins s’étonner de ce que les gens d’outre-Rhin soient si attachés au concept, qui définit selon eux moins ce qu’il sont obligés de faire que ce sur quoi ils prennent plaisir à veiller… au risque de tomber dans quelques antinomiques et parfois dangereux excès.

Sans doute est-ce la raison la plus vive pour laquelle le roman Deutschstunde de Siegfried Lenz connu un tel succès à sa sortie en 1968, et compte aujourd’hui toujours parmi les grands classiques modernes de la littérature européenne. Œuvre aussi puissante qu’intelligente, le titre du livre – littéralement « heure d’allemand » – fait non seulement référence au terme donné aux cours inculquant langue et littérature éponyme aux écoliers, mais également au développement d’une certaine éducation et des valeurs qu’elle compose. Du fait de son contexte historique et des dynamiques de transmission multiples qu’il met en lumière, le texte de Lenz officiait depuis des années comme outil pédagogique de premier ordre (à l’image de l’œuvre d’Emile Zola en France), attendant cependant toujours une adaptation cinématographique digne de lui – après une proposition télévisuelle plutôt décevante, car s’attachant d’avantage à la reconstitution parfaite de son décor historique que de son message.

C’est avec sa mère Heide, qui officiait déjà en tant que co-scénariste sur De l’autre côté du mur, que Christian Schwochow se sera lancé dans l’entreprise périlleuse de condenser les quelques six-cent pages relatant le parcours de Siggi Jepsen en scénario de cinéma. Et peut-être était-ce bien cette coopération filiale très a propos qui était nécessaire à la réalisation d’un tel projet. En résulte une démonstration étonnante de cinéma, dans laquelle image et dialogues se répondent avec une finesse d’autant plus désarmante qu’elle est toute entière au service de l’héritage laissé par un très grand écrivain.

La leçon d'allemand

AU(X) TABLEAU(X) !

D’une beauté à couper le souffle, faisant la part belle aux splendides paysages des plages du nord de l’Allemagne, La leçon d’allemand enveloppe tout d’abord son propos dans un écrin de plans d’une maîtrise folle, qui n’est pas sans faire écho à la thématique de la peinture, prépondérante dans le récit. A considérer que peindre est le reflet sur toile de l’âme saisie dans un instant d’égarement et figée pour l’éternité, la caméra de Schwochow est indéniablement celui d’un sentiment d’inquiétante étrangeté, qui glisse sur les dunes, l’estran et la mer du nord avec une lenteur qui, malgré la beauté des vastes étendues filmées, transmet au spectateur une sensation d’oppressant enfermement. Quant aux forces de la nature, qu’il s’agisse des vents tumultueux du large ou au contraire des grandes éclaircies aveuglantes se reflétant sur les grains de sable fins, elles semblent vouloir en permanence dévorer les personnages, comme une métaphore de leurs conflits intérieurs qui les déchirent entre eux.

A cette ambiance doucereuse, le réalisateur combine également le choix de filmer par quasi omission toute symbolique liée au nazisme. L’analyse primaire consisterait ici à accuser le réalisateur de faire abstraction du contexte auquel le livre fait non seulement référence mais est également inspiré – le personnage du peintre censuré étant une évocation directe d’Emil Nolde, dont les œuvres expressionnistes étaient proscrites sous le Troisième Reich. Au contraire, le parti pris de Christian Schowoch est à saluer : outre qu’il « répare » une erreur de Lenz d’avoir trop calqué son personnage sur un peintre ouvertement antisémite et pro-nazisme, l’absence d’identification complète de la période à laquelle se déroule l’histoire permet de se concentrer exclusivement sur les paraboles vivantes que sont les protagonistes du récit, modernisant non seulement le message général du film, mais l’ancrant plus encore dans une universalité qui est ce pourquoi le roman de Siegfried Lenz est aujourd’hui enseigné à des jeunes esprits en formation.

La leçon d'allemand

NOTRE PERE QUI EST ODIEUX

A l’image de cette mise en scène, les quelques libertés prises avec les dialogues et le déroulement du récit d’origine dégagent une urgence d’autant plus salutaire qu’elle met en valeur non seulement la critique du sens du devoir comme odieuse justification des crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale, mais plus encore l’importance de la prise de position comme expression du libre arbitre et d’une pensée dénuée de tout dogme. A bien des égards, cette Leçon d’allemand est dès lors à rapprocher d’une autre œuvre mêlant éducation et développement de l’esprit critique : La classe volante. Dans les deux films, la part belle est faite aux personnages des enfants, allégories de ces innocences d’autant plus déstabilisantes lorsqu’elles observent le monde à travers un regard d’abord naturellement émerveillé puis graduellement horrifié, dès lors que la figure paternelle si respectée se mue en ombre traumatisante à mesure que se révèle sa nature profondément gangrénée.

Histoire d’une nation mais également histoire d’une famille allemande, le film décortique habilement une relation filiale déchirante parce que profondément malaisante, où l’enfermement buté et maladif du père dans la soumission totale à l’ordre politique, social et profondément patriarcal, conduit progressivement à la destruction de tout ce qui l’entoure. Schwochow filme avec une extraordinaire justesse les multiples jeux de regards et silences, qui prennent bien d’avantage de place que les dialogues, comme une métaphore de la parole muselée.

La leçon d'allemand

Bénéficiant d’une mise en scène grandiose et d’un scénario minutieusement pensé, La leçon d’allemand compte enfin ce qui se fait de mieux en terme de jeu d’acteur outre-Rhin. De la performance désarmante de Levi Eisenblätter, qui porte sur ses jeunes épaules un film d’une ambition d’une grandeur égale à la carrière que l’on peut lui souhaiter, au portrait nuancé et très juste que livre Tobias Moretti en artiste-mentor, c’est l’interprétation d’Ulrich Noethen dans le rôle du père qui génère une admiration d’autant plus forte que ce grand acteur de théâtre est certes un habitué des rôles paternels, mais ce dans des registres bien plus aimants et pour certains iconiques dans des films destinés pour la plupart à des enfants. On saluera également dans les deux rôles féminins prépondérants du film Johanna Wokalek et Sonja Richter – qui apportent par leur jeu une dimension bien moins manichéenne et très moderne aux personnages.

Jean-Paul Sartre l’avait bien compris, « le devoir, c’est la volonté de l’autre en moi, l’aliénation de ma liberté propre. » Avec cette nécessaire adaptation de « La leçon d’allemand », Christian Schwochow réalise plus encore un grand film historique, empli d’une poésie visuelle et d’une écriture d’une rare subtilité, qui réussit magistralement à porter les pages du roman d’origine sur grand écran.

Bande-annonce

12 janvier 2022 – De Christian Schwochow
avec Ulrich Noethen, Tobias Moretti et Levi Eisenblätter