LA MAISON DES BOIS
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour cette quarante et unième occurrence, nous avons tendu la plume à Charles Hembert, distributeur et éditeur de films. Ancien grand aventurier du DVD et de la VàD, on lui doit notamment l’édition de l’intégrale des films de Frederick Wiseman chez l’éditeur Blaq out. C’est d’une série très particulière dont il a voulu nous parler, La maison des bois de Maurice Pialat
Carte Blanche à… Charles Hembert
INTERROGATIONS SERIELLES
J’ai toujours eu un rapport difficile à la série. Faute de temps me disais-je alors.
Aujourd’hui, le temps, c’est environ tout ce que nous avons, les confinés. Non pas que nous soyons de quelconques guerriers, plutôt des pions fragiles mis en attente d’un environnement plus sain pour à nouveau nous déployer. Du temps, nous en avons pour beaucoup donc, plus qu’à l’accoutumée, ce qui permet d’interroger ses choix culturels et les productions que nous favorisons par notre consommation.
J’ai toujours trouvé stupide l’opposition frontale qui était faite en œuvre audiovisuelle et cinématographique – bien qu’elle demeure aujourd’hui fondamentale pour comprendre toute
l’économie du cinéma ainsi que les récentes modifications de la chronologie des médias. Menacée par l’émergence d’un genre nouveau, la cinéphilie se recroquevillait en signe de résistance : il fallait deux camps, l’un contre l’autre, oubliant – dans une amnésie volontaire, ces gens ne sont heureusement pas si bêtes– que la télévision avait produit parmi les plus grands chefs d’œuvre du 7ème art, que Fanny & Alexandre dans sa version télévisuelle peut être considéré comme le plus grand film d’Ingmar Bergman, Berlin Alexanderplatz celui de Fassbinder sans oublier l’ORTF, qui a aujourd’hui si mauvaise réputation, mais fut l’instigateur et diffuseur d’œuvres essentielles qui marquèrent l’histoire du cinéma de Jacques Rozier (Du côté d’Orouët) à Roberto Rossellini ou encore Jean Renoir.
SERIALISATION DU CINEMA
Force est de constater qu’aujourd’hui un rapport s’est néanmoins inversé, la puissance iconique du grand écran s’est dissipée au profit de l’objet sériel dans un renversement rapide. Pas tant au niveau des entrées qui se sont globalement maintenues au cours des deux dernières décennies, mais au regard de leur impact culturel. Les nouveaux modes de consommation – à travers les plate formes dématérialisées dont la croissance ne semble pouvoir s’interrompre –continuent à proposer majoritairement des films (60% des programmes aujourd’hui sur les sites de SVàD) mais le public semble s’être replié sur les événements sériels (les films ne représentent plus que 31% de la consommation contre 55% pour les séries dans un mouvement continu). À l’heure où l’attention et le temps sont devenus un combat permanent, la série possède l’avantage de constituer un élément d’addiction qui permet de sécuriser un utilisateur au sein d’une plate forme par les attentes narratives crées.
Le cinéma semble déjà – depuis les années 1980 – souffrir d’un manque d’inspiration, d’un souffle plus court dans la créativité, qu’il a compensé en augmentant la part d’adaptations afin de limiter le risque de non-adhésion d’un public à l’attention constamment sollicitée. Ce mouvement s’accentue à chaque décennie dans une mécanique incoercible puisqu’on constate – à regret– que les histoires originales crées pour ce medium sont désormais minoritaires au sein de l’art cinématographique. Comme si, pour limiter le risque, il fallait composer avec un matériau original, populaire le plus souvent, sans le trahir idéalement, qui permettra de diluer en partie le risque par la promesse d’une curiosité, qui finira par se transformer idéalement en entrées. Il existe à l’intérieur de ce mouvement néanmoins un autre – plus profond et à mon sens plus inquiétant, d’une forme de sérialisation du cinéma. Pour contenir le risque initial du cinéma : confier à un réalisateur, souvent auteur en France, le risque de créer une œuvre de plusieurs millions d’euros (le budget moyen d’un film est de 3,5 millions d’€ en France)
À l’heure des garanties, la sérialisation est devenu un gage. Sur les 20 films qui ont fait le plus d’entrées en France au cours de l’année 2019, seuls 2 – et citons-les ici par acte de résistance : le neuvième film de Quentin Tarantino Once upon a time in Hollywood et Les Misérables, le premier long-métrage de fiction de Ladj Ly –sont des œuvres originales non-sérialisées. Les autres, le centre, sont soit les produits d’univers connectés qui visent à capitaliser sur des bases existantes, soit des suites dont le projet artistique initial peut sembler absurde (qui eut l’idée hors de tout enjeu financier de confier une progéniture aux Petits Mouchoirs ou à Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu pour ne citer qu’eux).
Si les sagas et autres suites ne relèvent pas de l’époque seule (de James Bond aux Gendarmes, les exemples ne manquent pas) le risque est que ce phénomène devienne majoritaire, que la création ne se construise que sur un univers préalable. Cet effort entraîne mécaniquement un assèchement de l’imaginaire poétique des œuvres cinématographiques, confère à la création des airs d’exercices que style dans l’obligation de respecter l’atmosphère, l’interprétation, le cadrage et le découpage, de leurs prédécesseurs. Le cinéma n’est plus qu’un médium sans dispositif propre, sans forme réfléchie, qui vient engendrer des recettes et nous démontre que, si elle est créative, elle est avant tout une industrie.
Pourtant, je suis persuadé que nous avons besoin de cinéma et d’évasion, que la valeur d’un medium se crée par les histoires qui sont pensées pour lui, pour les formes qu’il permet et émotions qu’il procure. Ce n’est pas qu’un lieu destiné à accumuler du pognon, un écrin de luxe pour montrer le dernier épisode de Downtown Abbey, série arrêtée quelques années auparavant dans un dernier mouvement de retrouvailles pour admirateurs orphelins.
La série dans son acception contemporaine a des écueils qui, pour moi et sans jugement pour celles et ceux qui y engouffrent leurs journées transformées en week-end, ne la rende pas aussi soluble dans la cinéphilie qu’on a essayé de nous le faire croire. S’il est vrai qu’aujourd’hui qu’une partie non négligeable des budgets, des auteurs et scénaristes qui firent autrefois les succès du grand écran se sont retrouvés à passer la barrière (comme quelques-uns le firent auparavant), les formats et attentes semblent le plus souvent impossible à concilier. La première étape à franchir pour un cinéphile est ce sacrifice au tout-narratif. Dans un monde où on parle beaucoup – et à raison – de regard et de gaze, on oublie trop souvent encore de s’interroger sur les formes et ce qui en découle.
Le besoin économique de la série, se base sur un pré-découpage établi d’un format contraint à une durée définie (même si la rigidité à cet égard est moindre sur les plate formes) renouvelable en fonction de l’adhésion et de l’attachement d’un nombre plancher de spectateurs aux vicissitudes de leurs personnages comme dans une forme d’œuvre dont-vous-êtes-le-héros à un niveau collectif. De ce choix économique – et compréhensible, personne ne s’engagerait sur un nombre de saisons sans garantie d’audience – découle nécessairement une ablation artistique : il faut tenir en haleine, donner une raison au public de rester et cela ne peut passer que par la tension édifiée. Il s’agit donc d’élaguer au maximum les plans « inutiles » qui ne servent pas directement la narration. La place laissée au hors-champ, lieu de l’âme et de l’imagination du spectateur, est réduite à un portion congrue : il faut éventer le mystère, décoder une à une les lignes de tension et éviter à tout prix l’éparpillement de l’attention.
Ce sacrifice va malheureusement de pair avec celui de la dilution du regard de la série qui devient souvent l’œuvre sans auteur. Si on peut citer évidemment des séries indissociables de leurs créateurs à tous les niveaux, et donc de leur regard – du Twin Peaks de Lynch au merveilleux Fleabag de Phoebe Waller-Bridge – le sacrifice aujourd’hui est celui du réalisateur, conteur de formes, au profit du narrateur au showrunner dans les fameux tone meetings qui cherchent le plus souvent à gommer les aspérités individuelles des montreurs pour homogénéiser et assurer la continuité de l’œuvre. Conséquence, le regard devient collectif, donc sans responsable, puisque celle-ci est diluée entre le public qui a pouvoir de vie ou de mort sur l’univers, les producteurs, un collectif de scénaristes et le showrunner. Cette division – si elle n’est pas nécessairement négative – assèche nécessairement le pouvoir du metteur en scène dont le regard devient celui d’un collectif mouvant.
Dans un univers qui ne navigue plus qu’entre deux temporalités : le passé et le présent, j’aime à croire à la puissance des univers finis, cohérents, pensés intégralement du début à la fin dans une coïncidence d’images et de sons, de mots et de formes, de textes et d’émotions. Voir ces œuvres ouvertes, ces multiples rebondissements se créer ad nauseam pour maintenir une attention factice, me fait prendre conscience de la valeur des formes et des fins. Celle qui est la puissance du cinéma telle que je la conçois : une expérience irrépétible, sensible, dans un univers clos, d’une œuvre que l’on peut attribuer à quelqu’un qui endosse la responsabilité des images crées et laisse au spectateur sa juste place pour peu qu’il lui délivre l’attention nécessaire (chose plus aisée dans le format dictatorial de la salle obscure que dans nos intérieurs éclairés).
LE TEMPS CHEZ PIALAT
C’est empêtré dans ce rapport contrarié que mon enchantement fut d’autant plus grand à la découverte de La Maison des bois de Maurice Pialat. Dans cette série, deuxième œuvre audiovisuelle du réalisateur français après L’Enfance nue, on s’émerveille de redécouvrir un passé pittoresque, des personnages croqués sortis de nos livres d’histoire à travers le regard d’Hervé enfant malicieux et terriblement attendrissant, au destin bringuebalé par les remous de la guerre. Tel le feuilleton qu’il est, la série délivre les destins croisés de ses protagonistes rocambolesques qui existent un à un à mesure des 7 épisodes. Pialat utilise alors à merveille l’avantage intrinsèque de la série sur le cinéma : le temps. De tournage, de développement, de personnages, le temps est utilisé à merveille non pas pour multiplier les intrigues ou creuser le passé des personnages par d’interminables flashbacks, mais pour composer, à la manière d’un tableau impressionniste, les cadres, les protagonistes et les enjeux qui créeront chaque épisode qui peut se voir comme une œuvre unitaire, sans création artificielle de suspense pour engendrer le visionnage suivant.
Si Pialat a confiance en l’intelligence de son spectateur, c’est pour lui-même disposer de sa liberté de création, piochant dans le meilleur des arts pour façonner une œuvre totale, la plus ample sa filmographie : utiliser le temps de la série pour allonger le temps de tournage, permettre de trouver l’équilibre entre vedettes d’époque guidée vers le naturalisme et improvisation totale des enfants, utiliser son passé de peintre pour composer tels des tableaux qui révéleraient à mesure un détail, un sens caché et dont le spectre de la guerre apparaîtrait en filigrane et viendrait rompre l’harmonie nouvelle crée enfin le cinéma, qui vient à la fois trait d’union et terre d’accueil se fixer derrière l’introduction de la musique de Maurice Ravel en guise de générique. Cette série est l’œuvre de Pialat qu’il préférait, il faut dire que la conjugaison de cette maîtrise et de cette liberté ne peut que fasciner et fini par sidérer le spectateur parti découvrir un feuilleton de l’ORTF. Un sentiment puissant et hypnotique face à la forme mais aussi au rythme, à la volonté d’épouser un regard, d’accepter de ressentir une émotion puissante à l’apparition de personnages sans noms (l’instituteur, le marquis, le curé, le bedeau…) mais si proches.
En ces temps de confinement, La Maison des bois fut pour moi un refuge. Face au temps qui s’élague, elle devint presque un remède pour la mélancolie dans un monde conjugué au présent. À l’heure où les intérieurs se transforment en prison dorée, un charme champêtre se dégage de son visionnage avec l’impression mélancolique qu’un tel projet n’aurait pas de raison d’être aujourd’hui. Sur le YouTube d’Arte en accès gratuit, en quelques mois, 25 000 curieux ont découvert le premier épisode mais seuls 6000 sont restés jusqu’à la fin : un taux de désengagement impensable pour la création contemporaine (ce fut également le cas à l’époque mais seul le dernier épisode fut davantage boudé, par les spectateurs et par Pialat lui-même).
La série s’ouvre sur un dialogue entre Pialat instituteur et le retour d’un soldat par : « j’espère qu’il n’y en aura plus pour longtemps maintenant ». Et se referme avec à l’esprit l’envie de quitter définitivement les univers dystopiques des productions prosaïques et standardisées pour se réfugier vers celles guidées par les parnassiens.
Charles Hembert
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