LA NUIT DU CHASSEUR | Carte blanche
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. Régulièrement, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette vingt-neuvième occurence, nous avons invité journaliste cinéphage compulsif, pigiste pour la revue CinémaTeaser et rédacteur en chef de CineVibe.fr. : Ilan Ferry. Répondant à notre invitation, chante les louanges d’un film qui a marqué ses jeunes années et lui a offert sa première cuillère dans le chaudron de la cinéphilie – un chef d’oeuvre également aimé passionnément par l’un de nos rédacteurs – l’inimitable et pourtant souvent imité La nuit du chasseur.
Carte blanche à… Ilan F.
Il est des films qui, sans que l’on sache trop pourquoi (du moins dans l’immédiat) forgent une cinéphilie, s’inscrivent dans cet instant T où le cinéma dépasse le simple cadre récréatif pour s’imposer comme un art à part entière. Tout ou presque a déjà été dit et/ou écrit sur La nuit du chasseur, le chef d’œuvre de Charles Laughton, diamant noir et brut, qui soixante ans après sa sortie n’a absolument rien perdu de sa puissance évocatrice. Mieux encore : au gré des visionnages, il n’en devient que plus fascinant quel que soit l’écran sur lequel il est projeté. De fait, que dire qui n’ait déjà été évoqué ? Comment éviter d’enfoncer des portes ouvertes ? De se complaire en banalités sur une œuvre qui mérite tellement plus que ça ? Difficile, impossible même.
De fait, la seule manière qui me parait honnête à mes yeux pour parler de ce qui aura été pour moi un film fondateur c’est de le faire sur le ton de l’intime. La première fois que j’ai découvert le film ce n’était non pas avec les yeux d’un cinéphile mais avec celui d’un enfant de neuf ans qui tomba par hasard sur une rediffusion de l’émission Cinéma de Quartier. De ce film je ne connaissais rien si ce n’est cette photo emblématique de Robert Mitchum avec les mots « Love » et « Hate » imprimé sur ses paumes. Vingt ans plus tard, c’est avec amusement que cette image me reviendra à l’esprit en voyant Woody Harrelson afficher les mots « Fuck » et « You » au dos de ses mains dans l’incandescent Les brasiers de la colère, comme une espèce de clin d’œil dédié aux initiés. Retour en 1992 : il aura donc suffi que j’entende Jean-Pierre Dionnet prononcer le titre du film pour que tout de suite ma curiosité soit piquée. Je ne savais pas vraiment à quoi m’attendre, et très honnêtement, je ne pense pas que l’enfant que j’étais à ce moment-là pouvait une seule seconde s’en douter !
Ce qui m’a tout de suite frappé dans La Nuit du Chasseur, c’est la force des images : de ce préambule montrant Lillian Gish en surimpression dans un ciel étoilé entourée d’enfants, à son affrontement final avec Robert Mitchum en passant par l’apparition spectrale du corps de Shelley Winters dans l’eau. Autant de compositions picturales qui se seront imprimées à la fois sur ma rétine et dans mon inconscient. Car oui, chaque plan, de La Nuit du Chasseur, relève de la composition picturale minutieusement travaillé, pensé, pour évoquer chez le spectateur une foule d’émotions allant – entre autres – de la peur à l’émerveillement, du pittoresque au franchement flippant. L’enfant que j’étais, s’identifiait forcément aux jeunes John et Pearl. Un sentiment renforcé par le fait que moi-même cette année-là, précisément, je devenais grand frère. Robert Mitchum devant moi, le berceau de ma petite sœur à coté, difficile de faire plus immersif, seul le filtre cathodique semblait distancier la fiction de la réalité, protéger le bébé à côté de moi du grand méchant croquemitaine !
Quatre-vingt-dix minutes plus tard et alors qu’un fondu au noir marquait la fin de l’histoire, j’étais toujours rivé à mon écran. Que venais-je de voir ? Un film noir ? Un drame ? Un film d’horreur ? Je ne le savais pas trop moi-même : j’avais l’impression qu’on venait de me raconter un conte très noir, un récit initiatique âpre et cruel qui me mettait en garde contre les dures réalités qui peuvent s’entrechoquer avec une innocence somme toute enfantine. Car à bien y regarder, s’il se termine sur une note relativement « positive », La Nuit du Chasseur est un film extrêmement sombre dans lequel deux enfants fuient un monstre à visage humain déconstruisant un à un chacun de leurs repères. Je me souviens qu’à cette époque le film m’avait terrifié de par la manière dont il pouvait évoquer la perte, en particulier celle des parents.
Tout d’un coup, le personnage incarné par Robert Mitchum cristallisait mes peurs les plus profondes, le croque-mitaine, figure jusque-là irréelle, prenait des atours très concrets. Et si Harry Powell existait bel et bien, prêt à fondre sur sa proie ? Mais cette peur soudain très réelle était aussi apportée par la mise en scène très travaillée de Charles Laughton. La manière dont les images était composées, travaillées, alternant entre le merveilleux et l’oppressant, me terrifiait autant qu’elle m’émerveillait. Pour la première fois, le cinéma m’apparaissait comme un art certes mais un art de la narration. Laughton me racontait une histoire. Et si cette histoire parlait si bien à l’enfant que j’étais c’était aussi grâce à la figure rassurante de Rachel Cooper dont la bienveillance venait temporiser ces sentiments contradictoires qui n’auront cessé de me triturer l’esprit et le cœur pendant une heure et demi. De fait, le film est resté en moi, je l’ai regardé un nombre incalculable de fois, à tout âge et découvrant à chaque fois un niveau de lecture différent. Ainsi, de conte sombre le film est passé ensuite au stade de récit initiatique d’une incroyable cruauté, une ode à la force de résilience des enfants. J’étais fasciné par l’histoire derrière le film.
Pour son unique film, l’acteur Charles Laughton avait réussi un véritable coup de maitre, une œuvre qui aura servi de mètre-étalon, de modèles pour une foule de cinéastes, tout en s’étant lui-même inspiré de tout un pan de l’Histoire du cinéma. Pourquoi un seul film ? Pourquoi Mitchum reste imprimé dans l’inconscient cinéphilique avec une telle force ? Son personnage de révérend psychopathe est immédiatement entré au panthéon des figures les plus mythiques du 7ème art. Comment expliquer une telle force évocatrice et sa longévité ? Autant de questions auxquelles j’ai renoncé de vouloir répondre, préférant me laisser à chaque fois embarquer dès que l’occasion s’en présente dans la sombre odyssée des enfants Harper. Pris d’une véritable collectionnite aigue, je dois posséder le film dans tous les supports possibles et imaginables : en DVD, Blu-ray, VHS… ne ratant jamais une occasion de le transmettre à mes proches. C’est peut-être aussi le film dont j’ai le plus parlé, que j’ai le plus prêté aux gens qui me sont chers. Pour mille et une raisons à la fois évidentes et subjectives, La Nuit du Chasseur est littéralement mon film de chevet. J’aurais encore mille et une choses à dire dessus mais au lieu de l’analyser, le décortiquer sous tous les angles, aussi éprouvés soient-ils, je préfère en parler sous le prisme de la passion. J’aime à penser que j’ai grandi avec La Nuit du Chasseur et que, quelque part, il a aussi grandi avec moi, du moins dans la perception que j’en ai eu.
Au fil des ans, des décennies, tout ce que je découvre dessus, toutes les grilles de lecture que j’en ai eu ont fini par se mêler pour n’en faire qu’un. Le film de Charles Laughton est semblable à un prisme dont je ne cesse de découvrir les facettes. Merci Laughton, merci Harry Powell d’avoir forgé le cinéphile que je suis aujourd’hui.
Ilan F.