LA TRILOGIE D’APU
L’illustre trilogie de Satyajit Ray renaît de ses cendres, et c’est un événement : en effet, la restauration des trois longs métrages tient du miracle, les négatifs ayant été pris dans un incendie il y a 30 ans. Les copies inutilisables ont été conservées puis ravivées grâce au travail conjoint de Criterion Collection, The Academy Film Archive et l’Immagine ritrovata de Bologne. Le résultat est un enchantement des sens du cinéma, à voir d’abord en salle puis à posséder en coffret Blu-ray / DVD.
Critique des films
Du Bengale à Calcutta, Satyajit Ray chronique les vingt-cinq premières années d’un homme au début du 20e siècle. Un bébé et trois acteurs se succèdent à l’écran pour incarner Apu. Né pauvre, confronté à de multiples deuils, Apu ne se détourne jamais de la vie. Le style du cinéaste, entre réalisme et lyrisme, ne sépare jamais tout à fait la joie de la cruauté. Ray filme un apprentissage au long cours, hanté par la mort mais dont la beauté de la vie, dans toute sa fragilité, ne cesse d’être chantée. Indiens jusqu’au bout du sitar, les trois films que constituent la trilogie n’en exaltent pas moins des sentiments absolument universels.
Scène d’ouverture du Monde d’Apu : c’est le petit matin, Apu dort et dehors il pleut à verse ; à la fenêtre, un tissu troué est battu par le vent. Le sifflement d’un train réveille le jeune homme dont le t-shirt est également troué. L’essence de la trilogie est concentrée dans ce plan : le dénuement, le chemin de fer et l’eau. Trois motifs qui nous nous proposons d’explorer en guise de promenade dans ce chef d’œuvre de 5h40.
Ceux qui comptent
Au long des trois films, l’argent manque. Né dans une famille pauvre de Bengale, Apu grandit en haillons et ne mange pas toujours à sa faim. Pourtant, rien de misérabiliste dans le regard de Ray ; c’est par la mise en scène qu’il évoque le dénuement. Un plan en plongée sur la bicoque de la famille, depuis le voisinage, pour dire le sentiment d’infériorité, voire de honte qui accable la mère. Elle est appelée à surveiller sa fille qui chaparde des fruits tombés dans le verger que la famille a dû cédé pour régler une dette contractée par un oncle. Mais elle doit aussi avoir l’œil sur une vieille tante, volontiers filoute, qui vit à leur crochet. Ray compose des plans où les différents personnages habitent le cadre comme on partage un espace à vivre.
D’Apu enfant, nous découvrons d’abord l’œil, à travers le trou d’un drap. Est-il destiné à survivre se demande sa mère dont le visage est en permanence marqué par l’inquiétude ? Le père paraît plus détaché des choses matérielles. C’est un érudit et un prêtre. Vivre à crédit ne le dérange pas plus que ça. Pour lui, l’essentiel est ailleurs. Il compte aussi mais avant tout sur ses talents d’écrivain et le potentiel succès de ses pièces de théâtre. Apu hérite de cet optimisme chevillé à l’âme.
Au début du troisième volet, Apu part à la recherche d’un emploi alimentaire. Il est sommé de régler un retard de loyer. Le ton devient plus sombre. L’échange avec le propriétaire est teinté de sarcasme. Ray ne prétend pas à la peinture sociale mais fait de l’argent un fil rouge dans lequel les rapports de domination affectent plus ou moins les valeurs humaines. On songe au Brahmane de L’Invaincu en quête d’une jeune épouse à acheter, à l’imprimerie dans laquelle Apu doit travailler, après la journée d’étude, pour payer sa chambre. Apu résiste, refuse un emploi dans les chemins de fer, pour ne pas rejoindre les rangs des briseurs de grève. Enfin, Apu escamote sa paternité mais veut tout de même l’assumer en envoyant des mandats permettant de subvenir à l’éducation de son fils.
Le manque et l’envie sont deux faces d’une même réalité. Dans La Complainte du sentier, Durga, la grande sœur d’Apu, est accusée d’avoir volé un collier de perles. Elle nie puis meurt, en emportant avec elle le secret de ce forfait… jusqu’au moment où Apu tombe sur le fameux collier alors que la famille a décidé de déménager à Bénarès. Affolé par sa découverte, paniqué plus encore qu’elle puisse être partagée par ses parents, il se précipite le jeter au fond d’un étang. Un geste absolu par lequel s’exprime la plus déchirante générosité : l’impérieuse nécessité de garder pour lui cet amer secret. Le scandale de la mort n’aura pas laissé à Durga le temps d’exprimer sa vérité.
L’argent n’est qu’affaire de morale, un révélateur de l’être bien davantage que de l’avoir. Comment Apu peut-il espérer racheter cinq ans d’absence en offrant à son fils une locomotive miniature ? Sur ce point, Satyajit Ray emprunte au néoréalisme et en particulier au Voleur de bicyclette de Vittorio de Sica auquel la fin rend un magnifique hommage.
Locomotive, leitmotiv
Avant d’être une moyen de transport, le train est objet de fascination pour Apu et Durga. Le son de la ligne de chemin de fer stimule longtemps leur imaginaire jusqu’au jour où, emportés dans une course qui fait suite à une dispute, ils se retrouvent, au-delà des rizières, en terrain inconnu. Dans une splendide séquence de robinsonnade, tout en construction sonore, le bruit du train vient se mêler puis recouvrir celui du le vent et des ondes émises par les poteaux électriques.
En deux plans, un dans le dos des enfants qui accourent en criant leur joie, puis un de l’autre côté des rails juste avant que le train ne passe, Ray exprime à la fois la fascination enfantine et le symbole d’une rupture. Sur un quai de gare, on se retrouve autant qu’on se sépare. Mais le train relie aussi la ville et la campagne. Les trajets d’Apu rythment L’Invaincu, comme un fil qui se tend et se distend entre lui et sa mère, entre lui et l’enfance. Le film commence précisément dans un train, beau plan sur un pont au-dessus du Gange qu’on retrouvera en miroir 3/4h plus tard, lors du voyage retour après la mort du père.
Mais dans ce film c’est surtout la bande son qui est travaillée par le sifflement du train, un leitmotiv de la locomotive qui accompagne les périodes charnières, les choix de vie. Le sommet de cette évocation sonore se situe pourtant dans La Complainte du sentier : le « tchou tchou » lointain déchire la nuit et sur le visage du père, une ombre passe, la mort de Durga devient, à cet instant, réelle. On l’a dit en introduction, c’est ce même sifflement qui réveille Apu au début de dernier film de la trilogie. Les voix ferrées sont à proximité de son logement, comme parallèle à sa vie, à la fois vigie et danger. La dernière image qu’Apu gardera d’Aparna, c’est son visage à la fenêtre d’un compartiment. Désespéré par la mort en couches de cette dernière, c’est entre deux rails qu’Apu attend son terminus.
Le train est consubstantiel au genre du western que Ray connaissait très bien et admirait. Certains plans de La Complainte du sentier, admirables compositions du cadre et utilisations de la profondeur de champ, rivalisent de beauté avec le plan large fordien qui rendait grâce aux grands espaces de l’ouest. L’arrivée d’un train en garde de Calcutta constitue également un beau clin d’oeil à l’histoire du cinéma.
Tout coule
Autant que les voix ferrées, les fleuves remplissent les paysages de la trilogie. Le Gange en majesté dans L’Invaincu, sur les rives duquel nous cheminons avec Apu pour guide. L’eau du Gange, sacrée aux yeux du père. Très malade, il réclame d’en boire une gorgée. L’espérait-il miraculeuse ? Elle lui sera fatale. Fatale aussi la pluie sous laquelle Durga s’attarde voluptueusement. Apu s’est réfugié sous un arbre, il grelotte, appelle sa sœur mais de sa bouche, les paroles semblent sortir muettes (Ray a coupé la piste pour renforcer le vacarme torrentiel). Durga, fille du déluge, ne se remettra pas des fièvres contractées ce jour là. En écho à cette séquence, Apu esquissant quelques exercices de gymnastique, sourire au lèvre, au tout début du Monde d’Apu.Frère et sœur définitivement reliés par les nuages. Verticale ou horizontale, l’eau coule tout le temps, l’incertitude du ciel conjuguée à la permanence du fleuve. Le père ne sort jamais sans son parapluie, habitude reprise par Apu. Les gouttes de pluie et de sueur qui se confondent sur les visages de la mère au chevet de la fille. Communion pathétique mais image splendide, toujours chez Ray cet art du reflet, du rappel. C’est encore au bord d’un fleuve que le destin d’Apu s’accélère, il est venu assisté à un mariage, il va repartir avec la mariée.
Satyajit Ray a été assistant de Jean Renoir sur le tournage du Fleuve ; il s’est peut-être moins inspiré de la mise en scène de l’élément aquatique que de l’usage du fondu enchaîné qui instille de la fluidité au récit.
Échos et ricochets
La richesse de la trilogie se déploie bien au-delà de ces trois motifs. Le cinéma de Ray est à la fois frontal et pudique, expressionniste et indirect. La mort, très présente, ne se dit jamais. Un objet ou une présence suffisent à la révéler. La timbale de la grand-tante roulant sur le chemin, la présence du grand-oncle chez sa mère, l’évocation du sari rapporté en cadeau à Durga. Dans L’Invaincu, la mère évoque sa santé déclinante et demande à son fils si il s’occupera d’elle lorsqu’il sera établi. Elle insiste mais Apu s’est endormi, les rêves plutôt que la confidence. Autre forme de non-dit : la révélation cachée. Nous sommes dans Le Monde d’Apu et apprenons que, enceinte, Aparna part se reposer deux mois chez ses parents. Qu’est-ce qui te donne ce regard ? demande Apu, plus amoureux qu’au premier jour. Kajal répond-elle. Le khôl autour de ses yeux mais aussi le prénom qu’elle a choisi pour l’enfant qu’elle porte. Longtemps après, Apu apprendra le prénom de son fils de la bouche de son ami Pulu. Mais le chagrin a tout effacé.
Il y a quelque chose de sidérant à penser que Satyajit Ray a commencé La Complainte du sentier sans l’appui de producteur, en investissant son propre argent. Dès les premières minutes, la maîtrise saute aux yeux. Le tournage s’est déroulé, par étapes, sur une durée de deux ans. Le temps suffisant, dira t-il, pour penser la mise en scène. La trilogie est truffée de jeux d’échos et de ricochets, de cailloux semés le long du récit et de secrets. Les personnages font des nœuds avec des pans de leur sari dans lesquels ils camouflent quelque argent ou menue récolte. Apu la nuit, noue son vêtement à celui de sa femme, par jeu autant que par tendresse. Au-delà de la puissance visuelle, du sens de la dramaturgie, de l’inouïe charpente sonore, c’est sans doute autre chose qui fascine aujourd’hui encore : cette faculté de suggérer, en filigrane, les nœuds de la vie les plus secrets, d’en défaire certains, d’en trop serrer d’autres. En deux mots, la condition humaine. De son ton solennel, on imagine le professeur d’Apu reprendre cet exemple pour définir l’hyperbole.