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LE BEAU MARIAGE

Apres une rupture, froidement décidée, une jeune étudiante se résout à faire « un beau mariage ». Par l’intermédiaire d’un ami, elle rencontre un homme très attirant, mais fort attaché à son célibat.

Déclic en deux temps

La filmographie d’Éric Rohmer, à quelques exceptions près, se décompose en cycles qui rassemblent plusieurs films comme variations autour de thèmes communs. Aux « Contes moraux », tournés entre 1962 et 1972, succèdent donc les « Comédies et proverbes » à partir de 1981. Ces longs-métrages, toujours précédés d’une maxime qui oriente la portée philosophique de l’œuvre, mettent chacun en scène les décisions que prennent des personnages féminins à des moments-clés de leur parcours, et la façon dont elles vivent leur choix ou non-choix. Ce cycle, plus que le précédent, met en avant des situations et personnalités relevant de la comédie de mœurs et adopte un ton plus léger.

Le Beau mariage, deuxième volet des « Comédies et proverbes », est aujourd’hui un des Rohmer les moins connus, à cause sans doute du succès populaire d’autres films du cycle, notamment Les Nuits de la pleine Lune et Le Rayon vert (Lion d’or à la Mostra de Venise en 1986), mais également en raison peut-être de son sujet qui paraît daté au premier regard. À tort, puisque ce long-métrage doux-amer brille autant que les autres par la finesse de son commentaire sur les relations amoureuses et la justesse de ses personnages, en conflit non déclaré avec eux-mêmes.

Les histoires d’Éric Rohmer se composent essentiellement avec hasard et rencontre comme maîtres-mots. Dans ses portraits précis et complexes des relations humaines, il est toujours question d’inattendu, de coups de téléphones, de rendez-vous, parfois manqués, de trains à prendre et d’impératifs avec lesquels conjuguer. En découle une expérience cinématographique rare, comme une plongée dans un flot serein mais vivant, qui se poursuit d’une scène à l’autre par le déplacement des protagonistes de lieu et lieu et – surtout – par leurs longs échanges quasi-ininterrompus. Les intrigues de Rohmer sont ainsi des intrigues de personnes, prises dans le mouvement de leur quotidien et donnés à voir pleinement, dans toutes leurs contradictions et défauts.

Le beau mariage

Le personnage principal, Sabine (interprétée par Béatrice Romand), est une étudiante en histoire de l’art qui oscille entre Paris pour suivre ses études, Le Mans, où elle travaille comme vendeuse dans une boutique d’antiquités, et Ballon, le village sarthois où est installée sa famille. Après une rupture avec son amant, elle décide subitement de se marier pour l’idée du mariage, sans avoir de conjoint en tête. Cette idée fixe sera commentée et nuancée au gré des discussions avec son entourage, notamment son amie Clarisse (formidable Arielle Dombasle) et l’avocat que Sabine décide de séduire, Edmond (André Dussollier). Le parcours de la jeune femme met en lumière les contradictions évidentes entre comportements et émotions, et la difficulté de les accorder : Sabine est un personnage qui peut paraître fort agaçant, de manière plus ou moins prononcée selon la sensibilité et le recul de chaque spectateur, du fait de son impatience et de son caractère impulsif maquillé en désir de longue date. Elle adopte, un peu malgré elle, un comportement de petite fille gâtée, seul moyen qu’elle trouve pour exprimer sa détermination nouvelle. Il y a néanmoins une vérité certaine dans les contradictions de Sabine, qui dit une chose pour se défendre puis fait son contraire, et l’on reste malgré tout en phase avec le personnage : difficile de ne pas partager cette amertume de la fête d’anniversaire un peu ratée, et cette angoisse du coup de téléphone qui n’arrive pas et qui installe une attente intolérable.

Le personnage de Clarisse, de son côté, se place comme un alter ego de Sabine, entremetteur et gaffeur. Elle est bien intentionnée mais en fait trop lorsqu’elle cherche à rapprocher son amie d’Edmond, au point d’en devenir comique. En plus de contribuer au ton badin du film, ces moments de légèreté contribuent à un certain sens du malaise et de l’inconfort propre au Beau mariage, point de départ de nombreuses pistes de réflexions sur les relations sociales.

En effet, Rohmer, contrairement à Sabine, ne néglige pas les individualités de chacun. Il suffit de voir le long plan sur le visage d’André Dussollier lors de la scène du restaurant pour s’en convaincre : pendant que l’avocat écoute le personnage principal discuter librement de ses aspirations de vie et du mariage, un mélange subtil d’attraction et de gêne vis-à-vis du manque de tact de la jeune femme passe sur son visage. Sabine néglige en effet le rapport à l’autre dans son discours, ce que ne manque pas de lui rappeler son amie Clarisse dans une autre scène. Pour elle, le mariage n’est qu’« une pure concession à la vie sociale » qui n’apporte rien, et n’enlève rien non plus. Sabine, elle, est dans un autre rapport encore et on peut déceler, derrière ses tentatives maladroites pour séduire Edmond, qu’elle envisage le mariage comme solution à tous ses problèmes du moment. C’est là où le film se montre brillant, et met en évidence, pour ceux qui en doutaient encore, qu’on ne saurait réduire les films d’Éric Rohmer à de simples intrigues de cœur. Le marivaudage qui se joue au premier plan, autour duquel sont articulées toutes les scènes, n’est finalement pas d’importance supérieure à ce qui se déroule subtilement en arrière-plan : la transition, pour une personne rendue à un moment charnière de sa vie, entre une situation et une autre.

Le beau mariage

Car le film évoque également, l’air de ne pas y toucher, cet inconfort propre à la jeunesse de vivre entre plusieurs maisons, de ne jamais avoir les affaires dont on a besoin à disposition, de réfléchir à tout et finalement de ne pas avoir d’espace à soi. Cette forme de lassitude, mentionnée à plusieurs reprises par Sabine, s’exprime aussi dans le rapport du film aux lieux de transition. L’espace est toujours un sujet important chez Rohmer, ses films mettant en avant le fait que l’environnement, urbain ou naturel, dans lequel évoluent les personnages conditionne les intrigues qui peuvent s’y dérouler. Le cinéaste, qui a filmé beaucoup de villes de France, tire ainsi parti des spécificités des lieux traversés par les personnages pour exprimer leur rapport au monde. Les déambulations entre Dinard et les villes voisines dans Conte d’été n’ont ainsi rien à voir avec les aller-retours incessants entre Paris et le Mans du Beau mariage, exprimés avec des vues depuis le train sur les paysages un peu ternes de la Sarthe.

Rien d’étonnant donc au souhait de Sabine de s’extraire du marasme de son quotidien, des trajets, études et relations amoureuses qu’elle juge « sans issue ». Derrière son obsession d’un mariage pour le mariage se cache une aspiration à s’élever, à accéder à une position meilleure que celle qu’elle tient actuellement et que celle de ses parents. C’est à la lumière de cette thématique, presque secondaire, que la pertinence des choix de mise en scène du film apparaît le plus nettement. Rohmer fait preuve de beaucoup de goût concernant les costumes et les décors, et déploie également un savoir-faire absolu de montage, qui pourtant ne prend jamais le pas sur les scènes et les conversations des personnages. Le salon bourgeois, riche et lumineux de la famille de Clarisse s’oppose ainsi, à travers le souvenir du spectateur, à la petite maison de campagne grisâtre de Sabine et ses papiers peints démodés. Le contraste entre ces deux résidences est plus frappant encore lorsque le personnage principal se prépare chez elle au cocktail qui est organisé chez son amie : la transition d’un espace sombre, vide et calme à un lieu chic, où les invités rient et s’amusent, n’est plus le passage d’un endroit de l’intrigue à un autre, mais celui d’un monde à un autre. L’attrait de Sabine pour ce milieu vivant, en mouvement, à portée de main et en même temps peu accessible, s’exprime sans un mot, ce qui témoigne à la fois du sens du cadrage du réalisateur et du travail de scénographie avec les acteurs qui habitent le cadre.

Moeurs et modes de vie

Plus loin dans le film, Sabine rend visite à un ancien compagnon, désormais en couple, qui vit dans un immeuble en périphérie du Mans. L’architecture bétonnée et rectiligne ainsi l’intérieur de vieux garçon montrent à la jeune fille ce vers quoi ses aspirations de mariage pourraient dériver : une vie de couple plan plan et sans ambition, symbolisée par le détail de la prise électrique à réparer depuis longtemps digne d’un roman réaliste. Rohmer revient donc régulièrement à cette idée que les intérieurs traduisent le mode de vie et l’état d’esprit de ceux qui y habitent, en le mettant toutefois en scène avec une mesure rare, qui évite d’écraser le film avec un déterminisme social lourd ou des symboles malvenus. Il en va de même pour le choix des costumes et la précision de la légère inadéquation qui les accompagne. Au cocktail de Clarisse, par exemple, où tout le monde est habillé en blanc et noir, Sabine se présente dans une élégante robe rouge. Le contraste n’est jamais relevé par les personnages, mais laisse deviner qu’il contribue à l’attrait qu’exerce la jeune femme sur Edmond lors de leur rencontre.

Le beau mariage

Cette étude minutieuse des mœurs qui s’exprime à l’image fait également son chemin dans l’écriture des dialogues, qui a toujours été la qualité première du travail de Rohmer. Il apparaît rapidement, avec ce personnage principal pétri de contradictions et d’indécisions, que son problème majeur est de vouloir réaliser son plein potentiel (de séduction, de carrière, de vie), sans vraiment savoir comment. L’apparition de Sabine juste après le cocktail en tenue décontractée, avec des couettes de petite fille sage, est éloquente : la jeune femme est jolie, mais ne se met que rarement en valeur. Elle a le souci d’être reconnue mais mise davantage sur la reconnaissance spontanée de son interlocuteur qu’un travail sur soi, de look, d’humeur, d’esprit. Par ailleurs, elle ne saisit pas les opportunités proposées par son amie Clarisse, qu’elle juge comme inadaptées à ses ambitions de l’instant. Sabine montre par exemple un intérêt pour la création artistique mais refuse la proposition de son amie de rejoindre son atelier, invoquant des raisons qui sonnent comme des mécanismes de défense (« Je suis trop personnelle », « je veux travailler pour moi », « je ne veux pas faire ça tout de suite »). Cette position, banale au premier abord, trouve pourtant un écho dans une autre scène, lorsque la mère de Sabine se défend de ne pas vouloir accompagner sa fille au cocktail en expliquant qu’elle ne connaît pas les parents de Clarisse et qu’ils ne l’ont invitée que par politesse. Les deux dialogues, tenus dans des lieux et situations différentes, semblent pourtant exprimer en creux la peur des milieux modestes de déranger les autres, d’oser faire quelque chose. C’est cet élément précis, en sous-texte, qui pose problème à Sabine et qu’elle doit résoudre, un élément qui vient avant le jeu de séduction avec Edmond, avant la volonté soudaine de se marier, mais qui trouve malgré tout une issue dans l’expérience infructueuse de la jeune femme.

Au cours du film, la volonté de Sabine ne fait que s’approfondir, alimentée par sa relative solitude ainsi que ses interactions avec Edmond remplies de non-dits. Ce but choisi arbitrairement finit par se muer en idéal, qui ne peut advenir sans prendre en compte les sentiments et la position de l’homme qu’elle veut séduire. Le film montre ainsi, avec un certain recul, comment on peut se retrouver piégé par ses propres désirs et convictions : l’indépendance et la stabilité rêvée par Sabine la met malgré elle dans une situation de dépendance émotionnelle. Il faut attendre la longue discussion à la fin du film, dans le bureau d’Edmond, pour que l’idéal de la jeune femme soit confronté aux faits réels et balayé comme un château de cartes. Le fantasme de Sabine était finalement irréalisable, un peu puéril, mais il a été vécu par le personnage et l’a aidé à avancer.

Le Beau mariage raconte d’une certaine manière un faux-déclic, ou un déclic en deux temps : la volonté impulsive de forcer les rencontres et les étapes d’une relation amoureuse ne mène à rien, mais les bénéfices du hasard reviennent dès qu’on cesse de les poursuivre. L’événement qui signe la fin du film – une rencontre, encore – indique qu’une page se tourne pour Sabine, mais l’élément le plus touchant de cette magnifique conclusion n’est pas que la jeune femme ait mis de l’ordre dans ses attentes et sa vie amoureuse. C’est la découverte, au détour d’un plan discret, que cette histoire a été un chamboulement émotionnel suffisamment profond pour pousser Sabine a faire ce qu’elle envisageait depuis le début : se lancer dans le domaine artistique et découvrir la peinture avec son amie Clarisse.


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