LE CAS RICHARD JEWELL
Critique du film
À bientôt 90 ans, Clint Eastwood arbore toujours fièrement ses éperons de réalisateur légendaire, signant avec Le Cas Richard Jewell son trente-neuvième long-métrage. Ce film s’inspire de l’histoire vraie de Richard Jewell (Paul Walter Hauser), un agent de sécurité qui empêcha qu’une attaque terroriste ne se produise aux Jeux Olympiques d’Atlanta en 1996, prévenant les autorités à temps avant que la bombe découverte n’explose. Érigé au rang de héros dès le lendemain de l’événement, l’euphorie retombe rapidement lorsque Richard se voit accusé à tort par la presse et le FBI d’être celui qui a posé la bombe. Sa vie et celle de sa mère (Kathy Bates) vont être bouleversées par la couverture médiatique de son « cas », avant d’être acquitté presque trois mois plus tard grâce à son avocat, Walton Bryant (Sam Rockwell).
Rien qu’à lire le synopsis, plusieurs critiques ont rapidement soupçonné Le Cas Richard Jewell d’être une oeuvre de propagande crypto-trumpiste, éloge bas du front au « vrai héros » que serait l’américain blanc moyen (incarné par Jewell), rejeté par les élites que sont l’Etat et les médias. Mais à bien y regarder, la chose est tout de même plus complexe que cela. Ce n’est pas découvrir le pot aux roses que de savoir qu’Eastwood est un cinéaste de droite libertarienne, qui érige l’humanisme individuel, complexe et ambigu, contre le processus de mythification « collective » et « centralisée » de la figure du héros américain.
Pour reprendre les mots de Pierre Berthomieu (dans son incroyable Hollywood Moderne, le temps des mutants), le héros d’action américain se voit souvent forcé de céder le pas à celui qui construit son action par et pour les médias. Le personnage eastwoodien le plus emblématique de cette tendance est bien entendu J. Edgar Hoover, joué par Leonardo Dicaprio dans le biopic éponyme sorti en 2011, dont les souvenirs, mis en scène dans une apparente objectivité, se voyaient confrontés à leurs propres entorses à la vérité dans le segment final du film. Cette figure ambiguë, entièrement dévouée à la construction de son image, reflétait tout d’abord la relativité de la figure du héros, mais en révélait également la fragilité intrinsèque. Le « héros » américain, tel qu’il est connu de tous, n’est que le fruit d’une « médiation » de la réalité, c’est-à-dire un image construite, puis reçue par le public.
On revient là à l’un des aspects essentiels du biopic américain classique, qui est la confrontation entre un « géant », incarnation individuelle d’une universalité, et sa digestion baroque, déformée et reconstruite, par les « médias ». On pense évidemment à Citizen Kane (inspiré par les figures de William Randolph Hearst et d’Howard Hughes), mais lorsque l’on regarde de plus près la filmographie récente d’Eastwood, la plupart de ses films (J. Edgar, American Sniper, Sully, Le 15h17 pour Paris, La Mule) mettent en scène cette confrontation, à chaque fois selon des modalités différentes.
Figure d’autorité
Le Cas Richard Jewell se distingue de ses prédécesseurs par le fait que le personnage éponyme n’a pas tellement les compétences d’un héros. Contrairement aux soldats du 15h17, à Sully ou à Chris Kyle, Richard n’est pas une « machine de guerre » animée par un pur sens du devoir et détachée de toute conscience de soi. Au contraire, Richard souhaite plus que tout correspondre à l’image du héros construite et relayée par la société américain. Lui aussi veut devenir une « figure d’autorité », quitte à tomber malgré lui dans la caricature.
Tout le début du film ne fait que nous montrer la bulle dans laquelle vit le personnage : ses « séances de tir » en salle d’arcade, son attitude de cowboy lorsqu’il devient surveillant dans une université, la photo où il apparaît en uniforme de police, placée fièrement au milieu du salon, etc. Richard veut renvoyer une image de lui-même qui corresponde à un idéal, et le film ne cesse de mettre en scène ce risque de soumission aux apparences, qui concerne aussi bien le héros que l’ennemi. On pense notamment au moment où Richard soupçonne et suit un individu dans la foule, avant de découvrir que son sac ne contient que des packs de bière.
Comme en réponse aux préjugés de son personnage, le film inclut même dans sa mise en scène une ambiguïté, notamment en ce qui concerne son rapport aux armes. Deux scènes se répondent à ce sujet, et expriment deux sentiments non-contradictoires : dans le premier cas, nous voyons Richard tirer froidement sur une cible à une séance de tir, dans le second, nous découvrons, presque amusés, la somme incroyable d’armes à feu qu’il stocke chez lui. D’un côté, l’effroi, de l’autre, le ridicule. Le film ménage les deux tendances, sans promouvoir ou condamner qui que ce soit, et se garde dans tous les cas de prétendre à une quelconque retranscription objective des faits et des personnes.
Questionner le mythe
En choisissant de montrer le Richard Jewell joué par Paul Walter Hauser en train de regarder à la télévision le véritable Richard Jewell, le film tente d’expliciter ses propres conditions d’énonciations, assumant en partie sa part d’artifice, et permettant aux spectateurs de se mettre à distance du personnage. Comme un écho métatextuel à son propre sujet, le film met à la fois en scène l’inadéquation de Richard avec la société qu’il admire, ainsi que son inadéquation partielle avec sa propre incarnation filmique.
En fin de compte, Eastwood mêle le questionnement du mythe américain à celui de la représentation du réel au cinéma, au travers d’une problématisation radicale de l’image et de son pouvoir. La réalité est toujours plus complexe que sa réception. Voilà ce que comprend Richard Jewell à la fin du film, même si sa vision manichéenne du monde (d’un côté les « good guys », de l’autre les « bad guys ») est quelque peu ménagée par Eastwood. Son film n’est pas exempt de tout défaut, et trouve quelques échos problématiques par rapport à son propre discours. On pense par exemple à sa représentation franchement discutable du monde médiatique et du FBI, notamment au travers du personnage de la journaliste Kathy Scruggs (Olivia Wilde), représentée comme une arriviste aux dents longues prête à tout pour avoir un scoop. Le film daigne lui accorder un semblant de rédemption dans ses derniers instants, mais l’entreprise est trop balourde et simpliste pour ne pas être pointée du doigt.
Toutes ces limites traduisent néanmoins une pensée radicalement complexe, contradictoire et passionnante. Au sortir de sa critique de l’image et du processus de mythification du héros américain (déjà entamée neuf ans auparavant avec J. Edgar), Eastwood affirme clairement son rejet de l’Etat et du monde médiatique, qu’il dénonce comme étant les bras armés d’une médiation réductrice et biaisante de la « grandeur » véritable. Cette vision, par ailleurs clairement critiquable et questionnable, pourrait faire écho au discours de défiance générale entretenu par Donald Trump à l’égard des institutions, mais s’inscrit aussi et surtout dans le prolongement d’une filmographie entamée bien avant son arrivée au pouvoir, dont la complexité était jusqu’alors acceptée en conscience pour ce qu’elle était.
Aussi serait-ce dommage de réduire ce film aux scandaleux braillements de l’actuel président américain, bouffi par la toute-puissance de la persona médiatique justement dénoncée par Eastwood dans son film. À voir en conscience donc, mais à voir absolument.
Bande-annonce
19 février 2020 – De Clint Eastwood, avec Paul Walter Hauser, Sam Rockwell, Kathy Bates