LE CHÂTEAU DE L’ARAIGNÉE
La ficheRéalisé par Akira Kurosawa – Avec Toshirô Mifune, Isuzu Yamada…
Japon – Drame – Sortie (restauré) : 17 avril 2019 – Durée : 110mn
Synopsis : Dans le Japon féodal, alors que les guerres civiles font rage, les généraux Washizu et Miki rentrent victorieux chez leur seigneur Tsuzuki. Ils traversent une mystérieuse forêt où ils rencontrent un esprit qui leur annonce leur destinée : Washizu deviendra seigneur du château de l’Araignée, mais ce sera le fils de Miki qui lui succèdera. Troublé par cette prophétie, Washizu se confie à sa femme, Asaji. Celle-ci lui conseille alors de forcer le destin en assassinant Tsuzuki…
La critique du film
Washizu (Toshiro Mifune) et Miki (Minoru Chiaki) écoutent, après une bataille, un esprit prophétiser leurs destins. La scène renvoie évidemment aux sorcières de Macbeth, lorsque Macbeth et Banquo les écoutent leur prédire leur avenir. Seulement, Akira Kurosawa change le cadre : deux samouraïs du XVIe siècle (la sanglante ère Sengoku, dont l’auteur est un adepte) tiennent lieu de chevaliers écossais, et à la place des sorcières, un Esprit Malin (Chieko Naniwa) à la sinistre apparence de vieillard. Dire de Le Château de l’araignée qu’il reprend la pièce de Shakespeare ne révèle rien de la singularité du film de Kurosawa. Le cinéaste japonais ne se contente pas de transplanter dans le temps et l’espace le drame anglais : il l’adapte à une culture qui le bonifie.
Transplanté dans le Japon médiéval, le bois de Birnam, devenu la forêt de l’Araignée, met en lumière le fantastique latent dans la pièce de Shakespeare. Par ses brumes opaques, ses rires terrifiants et ses formes floues, la forêt de l’Araignée rend sensible la proximité, typique du shintoïsme, entre le monde des esprits et le monde des hommes. Cette proximité a beau être étrangère au monde anglo-saxon, elle s’inscrit parfaitement dans la logique de l’œuvre en soulignant la perte de repères de Washizu/Macbeth.
Le jeu des acteurs suit la même direction. Moins psychologique que dans le théâtre européen, le jeu quasi-expressionniste des acteurs de Kurosawa, en particulier de Toshiro Mifune et d’Isuzu Yamada (Asaji/Lady Macbeth), perturbe car il exhibe sur des visages déformés, à la limite du grotesque, des terreurs inconscientes. Le regard affolé de Mifune, abattu par ses propres hommes lorsqu’il voit la forêt de l’Araignée monter à l’assaut de son château, donne un visage à l’angoisse d’un général conscient de sa chute. À l’inverse, les traits impassibles de Yamada et son sourire pervers font du personnage un masque kabuki expressif, qui présente à Washizu les désirs souterrains qu’il n’ose s’avouer.
Si Kurosawa apporte ainsi des éléments étrangers à la pièce de Shakespeare, c’est pour en faire ressortir la folie inhérente. Mais dans Le Château de l’araignée, il n’est jamais question d’étude psychologique ou d’introspection : la folie ne s’aborde qu’en tant que force émotionnelle. C’est un cinéma de la surface, de l’énergie vive, que revendique Kurosawa.
Cette surface se caractérise par sa grande mobilité. Outre les nombreux travellings, le cinéaste se plaît à multiplier les transitions en volet – idée qu’un certain George Lucas lui empruntera pour sa future saga Star Wars –, qui révèlent l’écran en tant qu’écran dynamique. L’écran mobile et le visage-masque d’Asaji vont de paire : sur une surface plane transparaissent les mouvements souterrains de la psyché humaine.
Le cadrage est donc particulièrement important dans le film, car il définit le point de manifestation d’une émotion incontrôlée. Un plan, magistral. Washizu se vante d’avoir été nommé commandant de la Citadelle du Nord sans avoir eu besoin d’assassiner son suzerain, et sort du cadre, le visage fier ; mais lorsque sa femme, assise à même le sol, imperturbable, suggère que son suzerain ou son ami Miki le trahiront, Washizu revient dans le cadre, regard inquiet, bouche bée : le visage même de la terreur.
À l’instar de ce plan, Le Château de l’araignée s’appréhende comme un espace où les émotions se métamorphosent, et passent avec fracas du bonheur au malheur, de la gloire à la chute.