LE PARRAIN
Situé entre 1945 et 1955, Le Parrain raconte l’histoire de la famille Corleone, une des plus grandes familles de la mafia américaine. Le film aborde le sujet de la succession du patriarche de la famille, Vito Corleone dit le « Parrain » (Marlon Brando), et de l’ascension de son plus jeune fils, Michael (Al Pacino), qui initialement souhaite rester en dehors des activités criminelles de la famille. Mais, à cause d’un enchaînement de circonstances tragiques, Michael finit par en devenir le membre le plus impitoyable et le plus important.
DOULEUR ET GLOIRE
Peut-on imaginer film plus parfait que Le Parrain ? Alors que l’on fête cette année les cinquante ans de sa sortie, force est de constater que le film de Francis Ford Coppola est entré dans la légende du cinéma. Sa réédition par Paramount en Ultra HD (1), dans un beau coffret proposant la trilogie ainsi que le dernier montage de la 3e partie, permet de le redécouvrir sous un jour nouveau. En effet, pour cette édition qui fera date, il a fallu pas moins de quatre mille heures de travail pour réparer tâches, déchirures et autres impacts sur les négatifs des trois films, et un millier d’heures de correction de la couleur par des procédés dynamiques dans le respect du matériau d’origine. Le résultat est tout simplement étonnant pour un film vieux d’un demi-siècle tant Le Parrain paraît contrasté et coloré, sans doute plus beau qu’il ne l’a jamais été (2).
Sorti en salle en 1972, Le Parrain a connu une genèse des plus mouvementées. Sa création est devenue aussi mythique que le film lui-même (310 entrées dans la section trivia d’IMDB, une multitude de livres, des articles à foison…), à tel point qu’une mini-série de 10 épisodes consacrée à la production du film et intitulée The Offer sera diffusée sur la plate-forme de streaming de Paramount aux États-Unis fin avril (3).
Génèse d’un phénomène culturel
Pour comprendre ce véritable phénomène culturel, il faut remonter jusqu’en 1969. Après avoir réalisé plusieurs films et écrit des scénarios (dont celui de Patton qui lui vaudra un Oscar deux ans plus tard), Coppola fonde, avec George Lucas, American Zootrope. Ils entendent, en créant ce nouveau studio, se détacher des grands studios hollywoodiens et acquérir leur indépendance. Produit par Coppola, le premier film de Lucas, THX 1138, œuvre quasi expérimentale, ne trouve pas son public en salles. C’est alors que Coppola reçoit un appel de la Paramount lui proposant d’adapter le roman de Mario Puzo, Le Parrain, qui remporte alors un grand succès en librairie. De grands cinéastes ont d’ores et déjà décliné l’offre. Le dirigeant de la Paramount Robert Evans, connu pour avoir remis sur pied le studio avec des succès comme Rosemary’s Baby ou Love Story, pense qu’il faut un cinéaste d’origine italienne. Coppola hésite, mais ayant des dettes et sa femme attendant un troisième enfant, il peut difficilement se permettre de refuser.
Il se plonge alors dans la lecture du roman de Mario Puzo, qu’il n’apprécie pas tellement – il s’agit à ses yeux avant tout d’une œuvre commerciale – mais dans lequel il est frappé par le côté shakespearien : un roi et ses trois fils. Il s’attelle à l’écriture du scénario. Son choix est de rester très proche du matériau d’origine et il travaille d’ailleurs avec le romancier sur l’adaptation. Coppola insiste pour que l’intrigue se déroule à l’époque du film, dans les années 1940, et pour tourner à New York et en Sicile, ce qui n’avait pas été prévu par la Paramount. Le studio finit par accepter, et le budget augmente d’autant. Dès lors, les rumeurs selon lesquelles Coppola va se faire virer commencent à se répandre, et ne s’arrêteront pas. Le cinéaste doit se battre chaque jour pour conserver son poste.
Problèmes de casting
Le casting aussi pose problème car les exécutifs du studio ne sont pas d’accord pour embaucher Marlon Brando, dont la réputation est très mauvaise, mais Coppola les supplique de lui faire passer des essais. Alors qu’il est inenvisageable d’annoncer à Brando qu’il va participer à un casting, le réalisateur prétexte des tests de maquillage. Au final, les exécutifs sont bluffés par la bande qu’ils voient. Le choix d’Al Pacino pose problème également. À l’époque, c’est un quasi inconnu et le studio n’est pas emballé du tout. De plus, le comédien lui-même n’est pas sûr d’être le bon choix pour le rôle, et vu les atermoiements du studio, finit par signer pour un autre film. Il faudra toute l’opiniâtreté de Coppola et quelques ficelles tirées en coulisses pour que finalement Pacino revienne. Mais le casting est loin d’être le seul problème d’un film dont le tournage n’a même pas encore commencé.
Durant la pré-production, Joe Colombo, le patron de la famille Colombo, l’une des cinq familles du crime organisé installées à New York, débute une campagne de dénigrement du Parrain, qu’il juge insultant envers leur communauté. Un des producteurs rencontre le dirigeant et ils se mettent d’accord pour que les mots « mafia » et « cosa notra » n’apparaissent pas dans le film. Un droit de regard sur le scénario et l’embauche de figurants parmi les membres de la mafia sont même décidés.
Pour Coppola, dès l’écriture du scénario, c’est une affaire de famille, en sens propre comme au figuré. Il n’hésite pas à faire participer la sienne : Talia Shire, sa sœur, joue un rôle important, ses deux fils apparaissent aussi et même Sofia Coppola, encore bébé, dans la scène de baptême. Il se base sur ses propres souvenirs pour enrichir le matériau. Et il reconnaît lui-même que le fait d’être d’origine italienne l’a beaucoup aidé à mener à bien l’aventure.
Clair-obscur
Le tournage débute le 29 mars 1971. Gordon Willis, le chef opérateur, décide d’opter pour des plans fixes et une image granuleuse, à l’opposé de ce qui se faisait à l’époque, ainsi qu’une lumière peu conventionnelle basée sur l’idée du clair-obscur. Pour la séquence de mariage qui ouvre le film, il alterne entre une lumière éclatante à l’extérieur, et une pénombre très marquée pour les scènes d’intérieur dans le bureau du Don, ce qui déplaît aux exécutifs.
Alors que le tournage avance, Coppola est dans un état d’angoisse permanent. S’il a la confiance des acteurs, l’équipe technique est hostile vis-à-vis de ce « jeune » réalisateur de 32 ans qu’elle juge inexpérimenté. De plus, Coppola ne supporte pas le temps que prend Willis pour installer sa lumière, il trouve son travail trop lent, lui qui subit continuellement la pression du studio. La Paramount trouve Coppola trop hésitant. Il réécrit le scénario la nuit, ou entre les prises. Il est persuadé qu’il va se faire virer, ce à quoi le studio réfléchit sérieusement. À la vision des rushes, ils ne trouvent pas Pacino convaincant, mais changent d’avis quand ils découvrent la scène où celui-ci tue leur rival Sollozzo et le capitaine de police McCluskey.
Coppola sort des soixante-dix jours de tournage épuisé. Même cinquante ans plus tard, il en parle encore comme d’une « expérience affreuse, c’était terrible, un cauchemar » (4). Le montage se déroule loin d’Hollywood, dans les studios Zootrope de San Francisco. Une projection est annoncée. Coppola, afin d’éviter une nouvelle déconvenue, propose un montage concentré de 02h20. Mais Robert Evans préfère la version de 02h55 et se bat de toutes ses forces pour l’imposer (l’histoire lui donnera raison).
Pour la musique, Coppola fait appel à Nino Rota, le compositeur attitré de Fellini, ainsi qu’à son propre père, Carmine Coppola, qui compose la musique du mariage qui ouvre le film. Rota écrit de nouveaux morceaux mais en réutilise également certains qu’il avait composé pour Fortunella en 1958, ceci afin de donner au film son essence italienne et d’en épouser la tragédie (cela empêchera toutefois Rota d’être nominé aux Oscars). Encore une fois, les dirigeants du studio ne sont pas enthousiastes, trouvant la musique trop « intellectuelle ». Coppola doit à nouveau se battre contre Evans pour l’imposer. Au final, il se trouve que c’est une des BO les plus connues de l’histoire du cinéma, et qu’elle colle parfaitement avec le film.
14 mars 1972. La sortie du Parrain se déroule dans une euphorie incroyable. Les files d’attente s’allongent devant les cinémas. La critique est dithyrambique. Même la redoutée Pauline Kael déclare que « Coppola a fait le meilleur film de gangster jamais réalisé aux États-Unis ». Kubrick le considère comme le plus grand film jamais fait, et sans doute celui avec la meilleure distribution. Six mois plus tard, Le Parrain est devenu le plus gros succès de tous les temps, dépassant Autant en emporte le vent. Difficile de l’imaginer aujourd’hui, tant le terme est dévalué, mais Le Parrain est bel et bien un « blockbuster », dans le sens où il a battu plusieurs records au box-office pour devenir le film le plus populaire de 1972. Il fait toujours partie aujourd’hui des 25 films ayant le plus rapporté d’argent aux États-Unis.
Aux Oscars 1973, il remporte trois statuettes : meilleur film, meilleure adaptation, et meilleur acteur pour Brando, qui ne vient pas chercher son trophée en signe de protestation contre le sort réservé aux Indiens dans les films américains. Pacino boycotte sa nomination pour le meilleur acteur dans un second rôle, s’estimant lésé du fait de sa plus grande présence à l’écran que Brando.
Mythologie
Le film est parcouru de séquences rentrées depuis dans la mythologie du cinéma (spoiler alert) : la tentative d’assassinat de Don Corleone, son décès dans un jardin, la discussion entre Brando et Pacino, l’assassinat de Sonny, la scène du restaurant, la tête de cheval trouvée dans le lit du dirigeant de studio… Mais la particularité du Parrain, c’est qu’il ne contient pas les scènes habituelles de films de mafia (prostitution, jeu, racket). S’il « glorifie » dans une certaine mesure la mafia, c’est pour la montrer comme une alternative (certes violente !) à une société corrompue. Et c’est en partie ce qui explique le succès si énorme du livre et du film. Une autre raison est le casting. On sait que Coppola est un grand directeur d’acteur, et cela n’a jamais été aussi vrai que dans la trilogie du Parrain. Dans le rôle d’un homme âgé, Marlon Brando est tout simplement fabuleux (l’acteur était alors, à 47 ans, dans la force de l’âge) : voix, gestes, regard, tout sonne juste. Al Pacino, lui, se métamorphose sous nos yeux au fur et à mesure que le film avance. De héros de guerre un peu effacé, il devient aussi redoutable que son père, voire encore plus. L’alchimie entre les deux comédiens, qui s’admiraient, est forte, un passage de relais se fait entre deux générations. Le reste du casting est absolument parfait : Robert Duvall dans le rôle du Consigliere Tom Hagen est inoubliable, au même titre que James Caan, John Cazale, Diane Keaton, qui livrent chacun parmi leurs meilleures performances.
Enfin, comment parler du Parrain sans évoquer son héritage et son influence sur la culture ? On citera brièvement un jeu vidéo sorti en 2006, des épisodes des Soprano faisant directement référence au film de Coppola, de multiples références dans Les Simpson, des clins d’œil, des parodies… Jusqu’à la série Succession.
Suites
Malgré la mauvaise expérience qu’a été pour lui le tournage du Parrain, Coppola est tellement attaché à ces personnages qu’il se laissera convaincre d’en tourner la suite. Dans la seule interview donnée par le cinéaste après la sortie du film, parue originellement dans Sight and Sound en 1972 (5), Coppola déclare : « J’en ai marre que les gens me disent : est-ce que tu penses que tu peux faire mieux que Le Parrain ? Je sais que je ne pourrais pas faire mieux en termes de succès financier, et je n’ai pas l’intention d’essayer. Par contre, j’ai envie de faire une film qui le dépasse en termes de document humain émouvant. C’est comme cette musique que j’entends parfois. Je l’entends et je me dis : pourquoi est-ce que je ne pourrais pas faire un film comme ça ? C’est ce que je vais essayer de faire. Je ne sais pas si je vais y parvenir. »