THE PAWNBROKER – LE PRÊTEUR SUR GAGES
Rescapé de la Shoah, Sol Nazerman a quitté l’Allemagne pour s’installer en tant que prêteur sur gages à Harlem. C’est un homme froid et distant, enfermé dans ses souvenirs, incapable d’empathie. Quand un jeune commis tente d’établir un contact avec lui, c’est le début d’un engrenage dramatique.
Critique du film
Quelques jours dans la vie d’un rescapé, un homme qui n’est pas mort mais qui a arrêté de vivre. Faites la connaissance de Sol Nazerman, vous n’êtes pas près d’oublier son visage. Regardez-le à la campagne avec sa femme et ses enfants, heureux, épanoui. Jusqu’à l’arrivée de soldats nazis à moto. Son sourire se fige alors pour laisser place à la stupéfaction. On le retrouve différent dans la scène suivante, plus vieux, avec moins de cheveux, on comprend qu’un certain nombre d’années se sont écoulées. Dans le jardin d’un pavillon de banlieue américaine, allongé sur une chaise longue, Sol semble las, terriblement las quand sa belle-sœur lui pose des questions. Puis, c’est le retour en voiture à Harlem le temps d’un générique mis en musique par Quincy Jones, le Harlem sale et pauvre de 1965 (un plan sur un terrain vide entouré de grilles fait beaucoup penser au début du West Side Story de Spielberg). Sol se retrouve enfermé dans sa boutique de prêteur sur gages, là où toute l’intrigue va se dérouler, un décor fait de barres et de grilles qui ressemble davantage à une prison.
Tentatives de dialogue
Commence alors la ronde des visites de clients pauvres, pathétiques, attachants, voire menaçants. Sol ne les regarde presque pas dans les yeux, il est fatigué, comme abattu. Il décourage aussitôt les tentatives de dialogue, se détourne des mains tendues, comme celles d’une femme d’un certain âge, Marilyn, qui veut absolument l’aider. Ou celles de son apprenti portoricain, Jesus, motivé et plein de vie, décidé à s’acheter une conduite, qui va lui aussi chercher le contact pour se heurter à un mur.
Sol est un homme maudit, hanté par les images du passé. Celles-ci déferlent dans sa conscience comme sur l’écran, parfois en courtes séquences, parfois en flashs très furtifs, images subliminales qui impriment notre rétine pour nous faire ressentir directement, sans le biais de l’intellect, tout le poids de son malheur. L’horreur des camps se rappelle bien trop souvent à son souvenir, dès qu’un détail le renvoie à son passé…
Comment Sidney Lumet rend-il aussi frappant l’univers de cet homme brisé ? D’abord par des choix de mise en scène : le noir et blanc glaçant, qui enlève toute forme d’espoir, le montage hétérogène hérité du Hiroshima mon amour (1959) d’Alain Resnais, la photographie de Boris Kaufman (L’Atalante, notamment) qui nous plonge dans un univers ultra-réaliste (certaines scènes ont été tournées à la volée dans la rue), la musique de Quincy Jones, tantôt inquiétante, tantôt entraînante.
Ensuite par son casting. Rod Steiger trouve ici l’un de ses plus grands rôles. L’acteur, adepte de la Méthode, s’est beaucoup impliqué dans la création du film et cela dès 1962. Il participe à l’écriture du scénario, et accepte de baisser ses exigences salariales pour que le film puisse se faire. Lumet, de son côté, a peur que l’acteur ne corresponde pas au rôle mais il est convaincu quand Steiger lui explique qu’il a décidé d’adopter une approche intériorisée. Sol Nazerman réprime ses émotions pour ne les laisser éclater que rarement, et l’acteur lui donne une intensité et une puissance incroyables*.
Révolutionnaire
Longtemps invisible sur support physique (et rarement en salle), le 7e film de Sidney Lumet ressort tout juste dans une belle version restaurée chez Potemkine. The Pawnbroker est révolutionnaire à plus d’un titre : non seulement il est considéré comme le premier film américain à parler de la Shoah du point de vue d’un survivant. Mais il a également contribué à faire tomber le fameux code de production en vigueur aux États-Unis, le code Hays, en montrant pour la première fois la poitrine nue d’une femme, ainsi qu’un personnage homosexuel. Ce ne sont toutefois pas les principaux mérites d’un film qui marque surtout par une approche sans concession. Il fallait un énorme courage à Lumet pour aborder de front un sujet aussi difficile – à une époque où l’imagerie de la Shoah était peu présente dans l’esprit des spectateurs – et pour montrer des personnages de couleur sans stéréotypes.
Quant à la BO** de Quincy Jones, sa première pour un film américain, elle montre toute l’étendue de sa palette : écriture de chansons, orchestration, fusion d’éléments symphoniques avec le jazz, sans oublier une ouverture au melting pot musical new-yorkais avec l’introduction de sonorités portoricaines. Un disque qui s’écoute avec grand plaisir et qui pose les bases de sa (courte mais intense) carrière de compositeur de musique de film.
Au final, The Pawnbroker est un jalon important dans le cinéma des années 60 et dans la carrière de Lumet*** (qui réalise la même année un autre grand film, Fail Safe). Par son réalisme cru et stylisé à la fois, c’est une plongée suffocante dans l’esprit d’un homme brisé dont on ressort lessivé et profondément ému. Souvenez-vous de Sol Nazerman.