LE SECRET
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un invité qui se penche sur un grand classique du cinéma, reconnu ou méconnu. Pour cette trente-troisième occurrence, nous avons invité Julien Jouanneau, réd-chef adjoint à L’Express et auteur de plusieurs romans dont Le voyage de Ludwig (Flammarion). Il profite de l’occasion pour raconter sa découverte hasardeuse et excitante d’un grand film, Le secret de Robert Enrico, avec Jean-Louis Trintignant, Philippe Noiret et Marlène Jobert, refusant qu’un film de ce calibre soit relégué aux oubliettes.
Carte blanche à… Julien J.
Nuit d’été de ma jeunesse. Tiède, infinie et silencieuse. Une mobylette pétarade dans le lointain. Je suis affalé sur le canapé, en position d’empereur romain. Je zappe avec nonchalance. La télé m’assène ses coups de soleil. Je relâche le bouton. Un écran noir. Générique. Le profil d’un visage. Celui d’un homme allongé, sanglé et bâillonné. Seules l’arête de son nez et le contour de ses joues coupent l’ombre. Des gouttes tombent sur son crâne à intervalles réguliers. Les notes lancinantes d’Ennio Morricone préviennent : la silhouette est torturée. L’orange embrase chaque plan fixe de l’introduction et éclaire des instruments de supplice. Ils sont contemporains. Je tressaille. L’affrontement de l’ombre et du feu incarnera le fil conducteur et imposant du long métrage. Chaque cinéphile connaît et savoure cette excitation de pressentir la grandeur d’un film découvert par hasard. « Un film de Robert Enrico » s’affiche. Je me redresse et plonge la tête dans la télé, comme James Woods dans Videodrome ! Occulte et culte, incubateur de tension, manipulateur et généreux, ce film incarne le meilleur de notre cinéma. Qu’il soit relégué aux oubliettes est une incompréhension absolue, une injustice hideuse, alors qu’il s’agit d’un Fugitif version Costa Gavras, quasiment une suite improbable et émérite de L’Aveu.
La poursuite impitoyable
Jean-Louis Trintignant, possesseur (ou pas ?) d’un secret d’Etat, s’échappe d’une prison bunker aux murs glauques et gris. Philippe Noiret et Marlène Jobert forment un couple uni et paisible. Alors qu’ils abritent le fugitif dans leur maison en forêt, son secret bouleversera les choses de leur vie. La rencontre est douce, mais étrange. Semblent-ils attendre ce visiteur, tout en restant sur leur garde ? Les théories les plus démentes fusent chez le spectateur. Son comportement perturbé génère l’attachement, c’est un oiseau blessé et perdu. Le conflit subliminal des émotions perdure, le film reste discipliné quant au procédé, il maintient crainte et attrait à distance. Les décors soutiennent la confrontation entre la couleur rouge, enflammée, à celle bleutée et rassurante liée au couple. Les cheveux abricot de Marlène Jobert sèment alors le doute. Pour Trintignant, l’enfer c’est les hôtes, le couple finit presque par se déchirer sur les intentions de l’étranger. Le héros relate son incarcération pas très légale. Révéler le secret d’autrui est une trahison, disait Voltaire. Dire le sien est une sottise, ajoutait-il. Il y en a un du couple qui y croit, l’autre pas du tout. Puis nous, piégés dans le questionnement.
Le trio progresse à découvert, dans les bois, sur la lande, l’hélicoptère invisible à leurs trousses. Les poursuivants avancent en machines implacables, mais pourquoi le recherchent-ils ? Pour le tuer, ou le sauver de sa folie ? On succombe à cette perte de repères. Le film réduit les répits, les plans étouffent de plus en plus. La menace ne vient pas de l’ombre ou de l’inconnu, désirable et indésirable, plutôt des trous de lumière dans chaque plan, entre les troncs d’arbres, au-dessus des dunes. La mise en scène est d’un niveau magistral. Elle brouille à dessein, le spectateur vole en plein doute. Manipuler ou penser l’être, telle est l’aliénation. Les dialogues irréprochables de Pascal Jardin balisent au moins le terrain. La seule échappatoire pour le trio est de prendre la direction de la plage, où les vagues effaceront leurs traces et leurs questions. Nous mener en bateau ne serait-il pas le « secret » du titre ? Et si finalement le spectateur était ce torturé du générique ?
L’empreinte d’un géant
Ce bijou de 1974 anticipe et marie deux thèmes actuels : complotisme et retour à la nature. Je ne suis pas fou d’aimer ce film, les avis sur Youtube ou Allociné confirment : « Magnifique, intemporel et terrifiant », « Excellent, triste et tendre », « Trintignant comme d’habitude, fragile et solide! Marlène Jobert tout en question et généreuse ; Noiret confiant, sûr de lui, réaliste ; un grand film engagé comme il y a peu dans notre cinéma », « L’effet de ce film sur mes amis et moi était remarquable et je voudrais tant le revoir ». Interviewé sur le tournage concernant un éventuel projet après, Robert Enrico révèle qu’il en a un, oui. Un certain Vieux fusil. Son talent ne sera plus un secret pour personne. À l’instar des gouttes du générique, Le Secret creuse le crâne et y reste. Longtemps. Profondément.
Scène finale. Les notes du piano de Morricone emplissent maintenant la pièce. Son violon chavire le cœur. Ce thème magistral trône parmi ses compositions impressionnantes ignorées. J’éteins, la dernière image en persistance cathodique sur l’écran. Désir de pleurer. Plus jamais nous n’aurons des films de ce calibre. Dehors, le rose et l’orange chassent la nuit bleu marine. Quelques oiseaux sifflotent. Je vais me coucher. Sans rêve attendu. Le cinéma vient de m’en livrer un.
Julien J.