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L’ENFANT QUI VOULAIT ÊTRE UN OURS

Poursuivi par une meute de loups, un couple d’ours blancs court à perdre haleine sur la banquise. Ils échappent de justesse à leurs poursuivants, mais l’ourse perd le petit qu’elle s’apprêtait à mettre au monde. Maman ours est inconsolable, alors le père s’introduit dans une maison et enlève un nourrisson. Il ramène ce petit à sa compagne, qui fait d’abord mine de l’ignorer, puis ne peut s’empêcher de le prendre contre elle pour le réchauffer. Le bébé a trouvé une nouvelle mère… Durant de longues années, celui-ci sera élevé comme un ourson, jusqu’à ce que son père naturel finisse par le retrouver. De retour parmi les hommes, l’enfant est malheureux. Il se prend à souhaiter l’impossible : devenir un ours.

Critique du film

L’homme est-il un animal comme les autres ? La question apparaît nettement lorsqu’on remonte l’histoire des fictions anthropomorphiques, dont le cinéma d’animation, du fait de la souplesse de ses capacités de représentations, est devenu l’un des principaux réceptacles modernes. La carrière du réalisateur danois Jannik Hastrup n’y a pas échappé : après deux longs-métrages d’aventure mettant en scène des animaux aux caractéristiques humaines – baleine dans Le Secret de Moby Dick, oiseaux dans Oliver et Olivia –, il aborde plus frontalement ce sujet avec L’Enfant qui voulait être un ours. Ce petit conte, issu d’une coproduction entre le Danemark et la France, revisite le mythe de l’enfant sauvage en déplaçant l’intrigue de la forêt vierge au pôle Nord, trouvant dans le mode de vie inuit une plus grande porosité entre l’homme et la nature.

L’histoire s’ouvre sur un parallèle assez cruel : une oursonne, après avoir fui une violente meute de loups, accouche d’un ourson mort-né, tandis qu’à quelques lieux de là, une femme inuit qui vient de donner naissance à son fils, le berce et chantonne en attendant le retour de son mari chasseur. Le bébé est baptisé Petit Ours, en référence aux cris lointains de l’animal que ses parents entendent le soir venu. Le personnage de la mère, souvent absente de ce type de récit, se trouve ici placé comme socle de l’histoire puisque ce jeune garçon, enlevé par l’ours qui souhaite trouver un autre petit pour consoler le chagrin de sa compagne, est amené à changer de figure tutélaire, et donc d’apprentissage du monde. Cet arrachement brutal fait de la femme inuit un personnage particulièrement tragique, qui n’évolue pas énormément au-delà de sa résignation douloureuse mais demeure une figure fascinante et entière jusqu’à la fin du récit.

Une imagerie de la maternité est ainsi récurrente dans le film, qui met en scène de nombreux moments de proximité entre la mère (humaine ou ours) avec son petit, des câlins et des baisers qui élève cette filiation dans une sérénité toute klimtienne. Ce sentiment général, accentué par les silhouettes rondes des personnages et animaux, permet aussi de tisser un lien entre les deux espèces, notamment lors de la scène de l’enlèvement du bébé : l’ours le prend dans ses pattes dans un geste humain, dressé sur ses pattes arrières, de manière délicate et rassurante.

Cette scène centrale montre l’ambivalence qui peut être prise en charge par l’anthropomorphisme, mais en dessine également la limite. Le réalisateur, en effet, choisit de représenter la relation parent/enfant et l’apprentissage qui en découle dans un pur mimétisme de ce qui se déroule chez les humains, sans chercher à explorer sous quelles autres formes cela pourrait se jouer. C’est bien simple : l’essentiel passe par le langage. Le film a le souci de tout énoncer de manière claire, quitte à abonder de dialogues plus que de raison. Le personnage du corbeau, qui accompagne les ours et leur sert de vigie, en est le pire symptôme, ne cessant de jacasser, de lancer des piques aux autres protagonistes, comme s’il fallait nécessairement remplir l’espace sonore pour contrer une peur du vide. Pour toute la première partie avec les ours, le réalisateur aurait pu laisser de côté les lourdeurs du langage et proposer un récit autre, basé sur les gestes et les situations, pour renforcer la séparation avec le monde humain. C’est d’ailleurs dans les rares moments de silence que le long-métrage propose ses moments les plus intéressants : quand le garçon, livré à lui-même, plonge dans l’eau glacée pour pécher de quoi se nourrir, ou quand la mère ours et l’enfant traversent de grandes étendues désertiques. Jannik Hastrup choisit tout de même de se reposer sur la parole, peut-être pour ne pas perdre le plus jeune public, mais, de ce fait, n’oppose pas aussi subtilement l’univers des ours à celui des humains : plus tard dans l’intrigue, les parents inuits sont en incapacité de comprendre ce que dit leur fils biologique, qui parle le langage des ours, quand bien même, aux oreilles du spectateur, tous les personnages parlent la même langue.

l'enfant qui voulait être un ours

Le surplus de dialogues est d’autant plus étrange qu’il contredit tout le travail graphique tourné vers l’épure. Les paysages de la banquise, tous peints à l’aquarelle, saisissent en effet les espaces en quelques tracés seulement. Les dégradés rendent compte des reliefs et de la profondeur tout en jouant avec les aplats de blancs qui occupent le principal de la surface de chaque image. Le travail d’harmonisation des couleurs, très impressionnant, permet de simuler précisément des variations de lumière et aide à la scansion du récit : scène de départ à la chasse dans un tempête de neige grise, apprentissage des mœurs des ours sous un ciel bleu, puis coucher de soleil jaune qui redessine l’espace traversé par les personnages. Ce travail de colorisation, couplé aux diverses ellipses, redonne à la banquise sa part de mythe : le film insuffle une dimension impressionniste dans ses environnements, tout en le restituant par le montage comme autant de petits fragments d’un large espace, isolés les uns des autres, et qu’on peut difficilement raccorder entre eux. Ainsi, le long-métrage ne donne pas une idée précise de l’endroit où se situe la cabane du couple inuit par rapport à la grotte où accouche la maman ours, mais couleurs, lignes de perspective et montage aident à tirer un trait d’union entre les deux, en superposant les sentiments de proche et de lointain.

Le réalisateur s’appuie également sur la récurrence du motif de l’eau pour appuyer ces impressions. Que ce soit par le dispositif même de l’aquarelle qui empêche toute netteté définitive dans les décors, ou par cet étrange océan arctique aux remous générés par ordinateur, l’eau n’est jamais très loin. Cet élément est investi de deux imaginaires pour l’enfant ours. La première est celle du reflet, et prend en charge la différence ressentie par le personnage principal en l’inscrivant à la surface d’une eau numérique, non-naturelle, qui se détache visuellement du reste de l’image. La seconde est celle de l’obstacle, de la force de la nature à affronter et à traverser pour rejoindre l’autre rive. La mise en rapport du proche et du lointain se retrouve rejoué ici par l’association entre ce qui est familier et ce qui est incontrôlable, ce qui est un danger.

Plus que la question de l’identité, c’est donc celle de la frontière qui anime le récit de L’Enfant, quitte justement à faire bouger les lignes de son histoire au-delà de ce que le petit conte intimiste laisse entendre au premier abord. Au moment de la visite du village inuit environnant, cela passe par exemple par la réalisation que l’intrigue, atemporelle jusqu’ici, se déroule de plein pied dans le XXIe siècle. Dans le dernier quart du film, cela passe par l’intégration assez malheureuse du fantastique et d’une quête du héros peu intéressante. Le film donne ainsi le sentiment de prendre à bras le corps ce qu’il a élu comme son sujet, sans systématiquement s’interroger sur son incarnation par des images et des formes. Le travail graphique, manifeste, est parfois une solitude supplémentaire dans une œuvre ponctuée d’errances, de segments parfois justes et parfois maladroits. L’aspect mythique introduit par la forme du conte et les superpositions thématiques proche/lointain et familier/dangereux peinent à construire un point de fuite unique vers lequel se dirigerait tout entier le film. Ce dernier donne plutôt l’impression d’avancer occasionnellement en tâtonnant, d’être comme son protagoniste en plein apprentissage de ce qu’il veut réellement devenir.

Bande-annonce

19 juin 2024 – De Jannik Hastrup