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LES AFFRANCHIS

Aussi loin qu’il se souvienne, Henry Hill (Ray Liotta) a toujours voulu être un gangster. Adolescent dans les années 50, il commence à travailler pour un capo de Brooklyn, du nom de Paul « Paulie » Cicero (Paul Sorvino). Petit à petit, il gravit les échelons de la mafia, se lie d’amitié avec ses associés James « Jimmy » Conway (Robert de Niro) et Tommy DeVito (Joe Pesci), et se marie avec Karen (Lorraine Bracco), qu’il trompe régulièrement. Au tournant des années 80, après des années passées dans l’ivresse et la violence d’une vie de « wiseguy », Henry est devenu un cocaïnomane paranoïaque. Inculpé pour trafic de drogue, il attise les soupçons de ses amis d’hier, qui craignent sa trahison…

Une vie de gangster

En 1986, après la lecture d’un résumé prometteur, Martin Scorsese se procure les épreuves du livre Wiseguy, écrit par Nicholas Pileggi, qui raconte l’histoire vraie de l’ancien gangster new-yorkais Henry Hill. Le réalisateur dévore le livre d’une seule traite, fasciné par le récit de Hill, qui décrit avec arrogance et désinvolture le fonctionnement interne de la mafia, jusque dans ses moindres détails.

À des années lumières de la noblesse sicilienne des Corleone, les « wiseguys » sont des individus que Scorsese qualifie d’« ordinaires », mais dont le quotidien est extra-ordinaire : travaillant le plus souvent dix-huit heures par jour, leur espérance de vie (ou de liberté) avoisine les dix ans lorsqu’ils deviennent des « associés » à temps plein, plongés dans une course à l’argent dont le parcours sera très probablement jonché de cadavres. Si le livre a tant plu à Scorsese, c’est bien parce que son auteur ose montrer que ce mode de vie peut être attirant, voire même excitant, tout en menant irrémédiablement les gens qui l’adoptent à la désintégration et à la mort.

Le réalisateur propose donc de collaborer étroitement avec Pileggi, afin d’écrire le scénario de ce qui deviendra Les Affranchis. Même s’il ne connaît pas ce monde aussi intimement que celui de Mean Streets, Scorsese fait preuve d’une incroyable précision concernant les attitudes, la mentalité, ainsi que l’absence totale de moralité de ce genre de personnage. Au point même que Paul Vario, le véritable capo qui a servi d’inspiration pour le personnage de Paulie, viendra féliciter le réalisateur après avoir vu le film, louant son authenticité et son réalisme.

Encore une fois, Les Affranchis rompt avec le souffle tragique du Parrain, au profit d’une énergie cocaïnée aussi fascinante qu’horrifiante. Les personnages abondent, on ne retient pas tous les prénoms (même si beaucoup semblent s’appeler Peter ou Paul), parfois même on s’y perd un peu, comme Karen à son mariage, mais qu’importe. « Ce qui compte, c’est l’exploration d’un style de vie, ce que cela signifie de vivre dans un tel milieu au jour le jour » (Scorsese par Scorsese, Cahiers du Cinéma, 2011, p. 164).

Comme symbole de cette intention presque documentaire, nous pouvons mentionner l’incontournable travelling au steadicam (magné par Larry MacConkey, steadicamer attitré de Scorsese, mais également de Brian de Palma) suivant Henry et Karen dans les cuisines du Copacabana Club jusqu’à leur table, entourée des grands pontes du « milieu ». La caméra, en suivant les personnages, nous montre alors l’envers du décor, auquel Henry a désormais accès, et dont il jouit au plus haut point. D’ailleurs, il arrose tout le monde, tout le temps.

L’un des mots d’ordre de Scorsese aux figurants et techniciens, lorsqu’il fallut tourner la séquence, était « débrouillez-vous pour qu’on voit le pognon ». De fait, les billets verts pullulent dans le film, aussi bien à l’image qu’en tant que sujet de conversation des personnages, dont le débit atteint parfois une vitesse affolante. Lorsque vous êtes un affranchi, tout va plus vite, à mesure de la démesure croissante des caractères, des coups, et plus globalement, de la violence. 

Aussi, la joie et l’euphorie visibles dans le premier tiers du film sont irréversiblement entachées du sang de Billy Batts, saigné comme un porc dans le coffre de la voiture d’Henry dans la toute première séquence. Commencer le récit par l’une des scènes les plus graphiquement violentes du film n’est pas un hasard. Cela permet de montrer que la trajectoire d’Henry n’est pas un classique « Rise and Fall », mais bien une course à la mort, dont le monde de la mafia est consubstantiel. Fait notable : pratiquement tous les gangsters présents à la table d’Henry et Karen lors de leur mariage seront exécutés, directement ou indirectement, par Jimmy Conway.

Mais tout va trop vite pour qu’Henry se pose des questions. Il vit son rêve américain, pour le meilleur comme pour le pire, sans s’avouer que le bon temps ne dure jamais, et que sa vie peut dérailler à tout moment.

Un rail de coke

Dimanche 11 mai 1980. 6h55 du matin. Gros plan sur une ligne de cocaïne, rapidement aspirée par Henry, qui est parti pour une journée plutôt « chargée ». Dans l’histoire, elle dure environ sept heures. Dans le récit, elle est condensée dans un montage de dix minutes. Notre héros en a plein le nez. Il est en nage, les yeux explosés, regardant partout autour de lui s’il n’est pas suivi. Son programme du jour n’a aucun sens : revente d’armes, récupération de drogue chez une maîtresse, organisation de son trafic via la baby-sitter de ses enfants, dîner de famille en présence de son frère handicapé, et préparation du repas, notamment de la sauce accompagnant les boulettes de viandes… Tout est vécu par le personnage avec la même intensité. Cela est retranscrit à l’image par des jump-cuts épileptiques, de violents raccords dans l’axe, des inserts de gros plan au milieu d’une série de plans moyens, des micro-ellipses faisant avancer la narration à cent à l’heure, etc. 

Les affranchis
Cette séquence condense et exacerbe tout le grammaire du film, sorte de subversion punk-rock d’un style s’apparentant à celui d’un clip MTV. « Comme si le style lui-même se désintégrait » (Scorsese par Scorsese, p. 166). Nous sommes submergés par les informations et les images, comme si le temps réel était violemment réduit à celui d’une bande-annonce. En ce sens, Les Affranchis est une oeuvre matricielle du cinéma des années 1990 et 2000, qui reprendra sa grammaire en la radicalisant parfois jusqu’à l’illisibilité. Retenons néanmoins cette idée absolument hallucinante de Scorsese : la modernité cinématographique est semblable à la réalité ressentie par quelqu’un qui vient de  prendre un rail de coke. La rapidité des plans, tributaire d’une course à la vitesse, n’est pas inédite en tant que processus d’évolution de la grammaire cinématographique. En témoigne par exemple l’influence crucial du serial sur le cinéma dans les années 1910, ou bien des actualités dans les années 1930-1940. Mais avec Les Affranchis, elle trouve une racine narrative absolument provocante, liée à un personne autodestructeur. Un geste punk, encore une fois, se concluant très logiquement par le « My Way » de Sid Vicious. Marty avait tout compris.

Modernité et hétérogénéité

Scorsese est un grand admirateur du cinéma classique hollywoodien et de son homogénéité narrative. Pourtant, à partir des années 1980 et 1990, son cinéma se caractérise en partie par sa conquête progressive d’une hétérogénéité visuelle foisonnante. Cela témoigne de la profonde modernité de ses films, mais également de l’identité « néo-classique » de son oeuvre. 

L’hétérogénéité en question, décrite ci-dessus au travers de la séquence folle du « Dimanche 11 mai 1980 » dans Les Affranchis, est liée à une syntaxe cinématographique visant à subjectiver la réalité, c’est-à-dire à extérioriser la perception qu’en ont les personnages. Outre la subjectivité frénétique d’Henry dans le dernier tiers du film, nous pouvons également parler de la séquence dévoilant le meurtre de la plupart des associés de Jimmy Conway, avec en off le piano de « Layla » de Derek & The Dominos. La rupture de ton provoquée par la bande-son, absolument glaçante, exprime alors la perception que Jimmy a de l’événement : une indifférence détachée, se concluant par un plan où nous le voyons tout sourire avec Henry dans un diner. Il rit indirectement de l’horreur, comme nous nous pourrions rire lors de la séquence où Henry, Jimmy et Tommy font une halte chez la mère de ce dernier, alors qu’ils ont le corps de Billy Batts dans le coffre de leur voiture. Quelques minutes plus tard, ils le tuent, avant de l’enterrer, nous ramenant à l’avertissement matriciel que nous a donné le film dans la première séquence. Nous comprenons alors que la fascination est à la synthèse d’un sentiment d’attraction et de répulsion. Nous faire ressentir la perception du réel de ces personnages n’est pas une façon de les cautionner, mais bien de créer un vertige par rapport à leur absence totale de moralité.

Ce procédé de subjectivation rapproche donc le cinéma de Scorsese de l’expressionnisme, mais aussi du classicisme, à qui il reprend le principe d’extériorisation, afin de le mélanger à des formes de montages avant-gardistes, qu’elles soient soviétiques, japonaises ou françaises. Les Affranchis est un exemple éblouissant de cette synthèse entre modernité et classicisme, qui fait de lui un sommet de la filmographie de Martin Scorsese, et que l’on peut légitimement considérer comme un jalon essentiel de l’histoire du cinéma contemporain et de sa futur nervosité visuelle.



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