LES AMOURS D’UNE BLONDE
Dans la petite ville de Zruc, l’un des responsables d’une gigantesque usine de fabrication de chaussures, dont le personnel est quasi exclusivement féminin, convainc la hiérarchie militaire d’organiser des manœuvres dans les environs afin de pouvoir organiser des bals et que ses ouvrières rencontrent des hommes. Lors d’un bal, peu intéressée par les militaires présents, Andula fait la connaissance du pianiste de l’orchestre et en tombe amoureuse. Elle décide d’aller le retrouver à Prague.
Convoitises
Milos Forman a réalisé trois longs métrages en Tchécoslovaquie dans les années 60 avant de s’exiler aux Etats-Unis et de connaître la renommée (Vol au dessus d’un nid de coucou, Ragtime, Amadeus, Larry Flint, Man on the Moon…). Après L’As de pique et avant Au feu, les pompiers !, Les Amours d’une blonde est sans doute le film le plus abouti de cette période, celui d’où émergent le plus fortement à la fois son regard acéré et cruellement drôle, quasi documentaire, et un ton mélancolique qui accompagne les désirs et frustrations d’une jeunesse à l’horizon incertain.
Le film commence par un temps mort de quelques secondes avant qu’une jeune femme, plein cadre, ne commence à gratter sa guitare et entonner une chanson yé-yé. Cette suspension initiale marque un pont avec la fin de L’As de pique et son saisissant arrêt sur image d’un père figé dans sa morale. Forman traduit un élan branché sur courant alternatif, celui qui mènera quelques années plus tard, à l’éphémère libération du printemps de Prague. Pour l’heure les autorités de la ville de Zruc doivent faire face à un déséquilibre démographique. Deux mille femmes, pour la plupart ouvrières dans une usine de souliers pour deux cents hommes, y compris les mariés. On décide de dépêcher une compagnie de réservistes et d’organiser des bals, charge à chacun/chacune de trouver chaussure à son pied. Mais ce sont d’abord les mains qui sont à l’honneur. Dans la relative intimité d’un dortoir, Andula et son amie Zdena échangent, sur l’oreiller, des confidences. Tonda, l’amoureux d’Andula vient de lui offrir une bague, promesse d’un engagement à long terme aux accents d’absolu. Zdena implore Andula de lui prêter l’anneau, rien qu’une minute, symbole d’un amour, d’un ailleurs et d’une émancipation.
Forman et ses deux co-scénaristes, Jaroslav Papousek et Ivan Passer, procèdent par de longues plages narratives au cours desquelles les espaces clos sont l’objet de jeux d’observation.
Les bidasses en colis
D’abord la salle de bal où, de table en table, jeunes femmes et réservistes se jaugent à distance. Le récit se resserre autour de trois tables. D’un côté, trois militaires dont les silhouettes arrondies et les calvities naissantes ne semblent pas faire obstacle à la course au guilledou. Les mecs s’encouragent en vidant une bouteille. Forman orchestre un vaste fiasco, où un jeu de convoitises à trois bandes trouve son point culminant lorsque Burda, le plus velléitaire, part récupérer son alliance promptement enlevée mais maladroitement échappée (pied de nez au début du film) sous une table occupées par trois femmes humiliées et pétrifiées.
Les trois premiers films de Forman comportent des scènes de bal où se jouent des fiascos retentissants, c’est même le décor quasi unique d’Au feu, les pompiers. On retrouve dans les deux films, Josef Kolb, parmi les nombreux comédiens non professionnels engagés par Forman. Il est ici l’entremetteur en chef, irrésistible de drôlerie sous ses airs patelins. A la fin de la soirée, Andula part avec Milda (diminutif de Milos), le pianiste de l’orchestre. Ce dernier tente de l’attirer dans sa chambre en lui lisant les lignes de la main. Il aperçoit une cicatrice au poignet d’Andula, souvenir d’une lame de rasoir un soir que la relation de la jeune femme avec sa mère était au plus orageux.
Anguleuse Andula
On retrouve pour la deuxième grande séquence du film, Andula et Milda, nus dans une chambre. À nouveau, Forman réussit à introduire un gag pour désamorcer la tension entre les personnages où se joue l’abandon des corps. Andula réclame l’obscurité et Milda lutte avec un store récalcitrant, maladroit dans son empressement de rejoindre Andula avant qu’elle ne change d’avis. Puis, peu à peu, les corps trouvent une harmonie que la mise en scène géométrise parfaitement. Andula demande des explications à Melda, pourquoi dit-il que son corps est anguleux ? « Tu es comme une guitare mais de Picasso » répond le pianiste. Les mains, encore, jouent à se chamailler jusqu’à révéler des bagues, objets de soupçons immédiatement levés par une pirouette commune : « c’est maman qui me l’a offerte ». Le séquence, tout en pénombre et contrastes est superbe, discrètement sensuelle, subtilement langoureuse.
La fille à la valise
Les parents tenus jusque-là hors-champ semblent peser lourdement sur les épaules de ces jeunes gens. A Prague, Milda vit à leurs crochets. Se souvient-il qu’il a laissé son adresse à Andula ? Toujours est-il que, valise à la main, la voici devant la porte de l’immeuble familial, le doigt sur la sonnette et le cœur plein d’espoir. C’est le soir, les parents de Milda sont à table, le repas est terminé, la télévision accompagne une soirée morose. Lui s’est endormi, c’est la sonnette qui le réveille, ainsi commence la troisième et dernière grande séquence du film. Andula se retrouve attablée avec les parents de Milda sous le feu des reproches de la mère soucieuse, avant tout, du qu’en-dira-t-on. Forman reprend ici deux thèmes vus trois ans auparavant sur les écrans italiens et français. Celui de La fille à la valise de Valerio Zurlini où Ada sonne à la porte de la maison familiale de Marcello, et celui d’Antoine et Colette où le jeune Jean-Pierre Léaud sympathise avec les parents de Marie-France Pisier, au point de venir regarder chez eux un opéra à la télévision. De retour au petit matin, Milda ne reconnaît pas cette fille endormie sur le divan du salon dont seule la chevelure blonde dépasse de la couverture.
Devenue sujet de discorde entre le jeune homme et ses parents, Andula suit à travers le trou de la serrure, les explications familiales alors que Milda a été sommé par maman de gagner le lit parental. Ironique contrepoint à la séquence d’intimité entre les deux amoureux, cette scène, hilarante et désespérante, illustre la chape de plomb qui écrase la jeunesse tchèque au mitan des années 60. Les parents se lamentent de l’inconséquence de leur fils, lui-même se plaint de leur moralisation inepte. Andula, elle, pleure derrière la porte alors que la famille trouve enfin le sommeil.
Dans un épilogue doux et lapidaire, on retrouve Andula dans le dortoir. Elle confie à son amie le désir de retourner à Prague. A la chanson yé-yé fait alors place une mélopée dans laquelle se glisse toute la résignation d’une vie dont nous savons que le couvercle qui la contient n’est pas prêt de se lever. Nous revient en mémoire cette scène avec le garde-forestier, respiration presque onirique, et le commentaire qu’en rapportait Andula, sur la célébration de la liberté des couples d’animaux.
Les Amours d’une blonde, grand film des relations chimériques et surveillées, impose Milos Forman, dès son deuxième long-métrage, comme le porte drapeau de la nouvelle vague tchèque. Il sera nommé à l’Oscar du meilleure film en langue étrangère en 1967 (obtenu par Claude Lelouch pour Un homme et une femme).