LES CHAUSSONS ROUGES
Vers le Salut
Le conte « Les Chaussons rouges » d’Andersen raconte l’histoire d’une jeune fille pauvre, Karen, adoptée à la mort de sa mère par une vieille femme riche. Celle-ci jette ses vieux souliers et lui en offre des nouveaux. Mais, malvoyante, elle ne sait pas qu’ils sont de couleur rouge. Quand elle apprend que la jeune fille les a mis pour aller à la messe, la vieille dame lui interdit de les remettre. Mais Karen ne peut s’en empêcher et un soir part à un bal chaussée de ses souliers rouges. Elle se met alors à danser, sans plus pouvoir s’arrêter. Ne pouvant enlever les souliers, Karen s’ampute des deux pieds, et se plonge alors dans une repentance totale jusqu’à ce qu’un ange lui ouvre les portes du paradis.
Ce conte à proprement parler ne se retrouve dans Les Chaussons rouges que dans la longue séquence centrale de ballet, qui reprend la trame générale du conte sans trop la modifier. Mais, comme cette séquence le sous-tend en ne cessant de faire un parallèle entre le personnage de la danseuse du film et Karen qu’elle interprète dans le ballet, Les Chaussons rouges se veut la revisite moderne du conte d’Andersen transposé dans le milieu de la danse des années 40. Il reprend la parabole de la difficulté à trouver sa voie et à se construire en tant qu’individu, mais en transformant la morale du conte très ancrée dans le XIXe (l’expiation totale des péchés – le désir et l’orgueil – comme seule voie vers le salut) pour en faire un discours assez cruel sur l’art et les mentalités de l’époque.
Les Chaussons rouges raconte ainsi comment une jeune danseuse, Victoria Page, est engagée dans la troupe dirigée par Boris Lermontov. Il lui offre le rôle-titre d’un nouveau ballet, « Les Chaussons rouges », dont il confie la musique à un jeune compositeur, Julian Craster, qu’il vient lui aussi d’engager. Victoria devient rapidement la danseuse star de la troupe, mais sa relation naissante avec Julian n’est pas du goût de Boris Lermontov, qui voudrait qu’elle consacre tout son temps et tout son esprit à la danse.
Les souliers rouges maléfiques du conte prennent ainsi chez Powell et Pressburger deux formes distinctes. La danse (et l’art au sens large) bien évidemment, qui reprend un élément direct du conte, mais également l’amour et le couple. Chacune de ces voies ne semblent pas pouvoir être partagée avec l’autre ; si Victoria en choisit une, elle devra forcément abandonner l’autre.
La thématique de dédier entièrement sa vie à l’art est l’une des plus marquée des Chaussons rouges. Le milieu, très exigeant, de la danse accentue encore plus ce sentiment d’exclusivité, de sacrifice total. Mais à travers cette troupe de ballet, où les egos exacerbés de chacun n’empêchent pas que l’individu disparaisse au final derrière l’œuvre collective, on devine que Powell et Pressburger parlent également beaucoup du milieu du septième art. La figure de Boris Lermontov, le directeur exigeant à la passion dévorante pour son art et qui voue un amour platonique à sa danseuse, renvoie à nombre de metteurs en scène.
Dévouement violent
Ce portrait du dévouement total, s’il parle à de nombreux artistes, n’en est pas moins d’une violence inouïe, le film ne cachant jamais, derrière les couleurs éclatantes du Technicolor, sa noirceur et ses élans d’horreur, particulièrement marqués dans la séquence centrale du ballet, dans la fin, aussi tragique que perturbante, ou encore dans le personnage de Lermontov, dont l’exigence flirte avec la tyrannie et dont la passion est presque maladive (on soulignera d’ailleurs ici l’excellence de la prestation d’Anton Walbrook).
L’autre voie qui est offerte à Victoria n’est pas forcément plus reluisante. Si en apparence elle a le parfum de l’amour, elle va rapidement dévoiler son vrai visage, celui d’une vie où elle ne pourra plus exercer sa passion pour la danse et ne devra vivre que dans l’ombre de son mari. La dénonciation de la place de la femme dans la société des années 40 est assez virulente. Une société où le libre arbitre de celle-ci n’existe pas, le destin de Vicky n’étant régi que par deux voies balisées par des hommes, son époux ou un directeur tyrannique. La seule issue qui lui est offerte pour suivre sa propre voie est finalement la mort.
Tout en restant une adaptation très libre d’Andersen et en l’inscrivant dans une réalité tangible, Les Chaussons rouges n’en est donc pas moins scénaristiquement très marqué par les codes du conte, notamment par sa cruauté et par sa façon d’analyser le monde. Mais dans sa mise en scène également le film emprunte beaucoup aux contes. Ne serait-ce que par sa fabuleuse utilisation du Technicolor et ses couleurs incomparables (le film est d’ailleurs à voir absolument dans sa version restaurée pour profiter pleinement de l’extraordinaire travail du directeur de la photographie Jack Cardiff).
Certaines séquences du film renvoient directement aux contes, en particulier celle où Victoria se rend à une invitation qu’elle a reçu de la part de Lermontov. La voiture du directeur l’attend tel un carrosse, et Victoria se présente vêtue telle une princesse et coiffée d’une couronne. Elle arrive dans une villa envahie par les mauvaises herbes, qui évoque un château abandonné. C’est là que Victoria apprend qu’elle va jouer dans le ballet « Les Chaussons rouges », et donc commence à toucher du doigt son rêve. Mais les mauvaises herbes qui envahissent la bâtisse ne seraient-elles pas les témoins d’un triste présage ?
La séquence centrale du ballet joue aussi admirablement d’un mélange entre la réalité et l’onirisme où l’art de la danse rencontre celui du cinéma. La chorégraphie originale signée Robert Helpmann vient se fondre dans la mise en scène cinématographique, qui permet de pulvériser les limites imposées par une scène de théâtre et de donner une dimension fantastique au ballet. Pour instaurer cette part de magie, Powell et Pressburger empruntent énormément aux effets spéciaux du cinéma de Méliès. Les décors de Hein Heckroth et Arthur Lawson finissent de conférer à cette séquence une dimension unique.
Hommage vibrant au ballet, où les grands talents de l’époque venus d’horizons divers (Ludmila Tcherina, Leonide Massine, Robert Helpmann) côtoient la jeune génération (Moira Shearer transcende le personnage de Victoria, qui marquera à jamais de sa carrière), Les Chaussures rouges va bien au-delà et s’impose comme un conte violent sur le dévouement à l’art et l’émancipation impossible d’une femme dans les années 40. L’excellence de sa mise en scène et de sa direction artistique finit de lui conférer le statut de chef d’œuvre qui aura influencé de nombreux réalisateurs, tels Martin Scorsese, Brian De Palma, Francis Ford Coppola ou encore Darren Aronofsky.