LES ENFANTS DU PARADIS
« Les seuls films contre la guerre, ce sont les films d’amour. »
Jacques Prévert
Les Enfants du paradis tient du miracle. Réalisé pendant la seconde guerre mondiale, le film aura su résister à la complexité de sa production. Multiples interruptions de tournage, changement de producteur, travail au noir du décorateur Alexandre Trauner et du compositeur Joseph Kosma, tous deux juifs, fuite à la libération d’un acteur collaborateur… Même au stade de la distribution, la guerre s’immiscera dans l’histoire des Enfants du paradis, Arletty ne pouvant assister à la première du film, arrêtée pour sa relation avec un officier allemand. Le film de Carné est ainsi devenu une production emblématique de cette période, et sera vite considéré comme le film mythique de la libération puis comme un chef d’œuvre tout court.
Car en effet, si la production des Enfants du paradis fut complexe, aucune des difficultés auxquelles a du faire face Marcel Carné ne transparaît dans l’œuvre finale. Avec ses décors grandioses et ses costumes splendides, Les Enfants du paradis va s’imposer comme une des rares superproductions de l’époque. Le perfectionnisme et la ténacité légendaires du réalisateur y sont sûrement pour beaucoup, mais l’investissement de chacun de ses collaborateurs également, par leur volonté de continuer à faire vivre l’art même en temps de guerre.
Pour autant, si une telle force d’implication se ressent forcément dans le résultat final, elle ne fait pas nécessairement un chef d’œuvre. La réussite des Enfants du paradis réside avant tout dans l’apothéose artistique du duo Carné/Prévert, en forme de point d’orgue du mouvement réaliste poétique, qui disparaîtra après la guerre. À l’origine est l’envie des deux auteurs de raconter le boulevard du crime au début du XIXe siècle. Ce lieu de théâtre, où se jouaient des pièces essentiellement mélodramatiques, est un cadre parfait pour le genre, la poésie des artistes se mélangeant à la réalité sociale du public, qui va des classes populaires à la noblesse. Le cadre historique est également l’occasion d’intégrer des figures ayant existé à une fresque imaginaire. Ainsi les histoires du mime Deburau, de l’acteur Frédérick Lemaître et du poète criminel Lacenaire seront réinventées pour conter les amours contrariées de Baptiste et de Garance dans le tumulte des théâtres du boulevard du crime.
Le réalisme poétique prend un sens tout particulier dans Les Enfants du paradis, qui fait littéralement interagir des séquences de théâtre dans son intrigue principale mais qui, dans son écriture globale, emprunte également beaucoup à l’écriture théâtrale, tout en la nuançant en permanence. On pensera bien évidemment à l’importance du dialogue chez Prévert, respecté de manière quasi sacrée par Carné, mais surtout à l’écriture des personnages. À l’image de la Commedia dell’arte, les protagonistes des Enfants du paradis sont tous des figures types, notamment si on regarde les prétendants de Garance, objet de tous les désirs. Il y a le poète, le séducteur, l’homme de pouvoir et le cérébral. Pour autant, les personnages ne sont pas des caricatures et sont loin d’être manichéens. Ils possèdent tous leurs nuances et leur part d’ombre. En cela Les Enfants du paradis puise énormément dans la tragédie, où chaque personnage, animé de ses passions, concourra à une issue dramatique.
Au théâtre, ce sont les comédiens qui sont au centre de tout. Chez Prevert et Carné également. On sait que Prévert s’investissait particulièrement dans le casting, et qu’il écrivait pour chaque acteur personnellement. Mais Carné apportait également son concours, en tirant le meilleur de leur jeu et en le mettant en valeur par sa mise en scène. La structure de chaque plan est rigoureusement pensée dans ce sens, de même que le montage, d’une extrême précision. Le réalisateur aura su transposer à l’écran la poésie naissant des mots de Prévert.
Et c’est bien le charme premier des Enfants du paradis, celui de sa poésie universelle et de son émotion simple mais si forte. Portée par des comédiens à leur sommet (irradiante Arletty, bouleversant Jean-Louis Barrault, truculent Pierre Brasseur, sans oublier la touchante Maria Casarès), cette fresque de plus de trois heures prend le temps d’emporter le spectateur dans le tourbillon envoutant d’une grande histoire romanesque, toute en développant de sublimes scènes secondaires qui donnent à ce monument du cinéma français sa saveur si particulière.