LES INNOCENTS
A la fin du XIXe siècle, Miss Giddens, une jeune institutrice est chargée d’éduquer Flora et Miles, deux enfants, dans un vieux manoir. Elle découvre bientôt que ces derniers sont tourmentés par les fantômes de deux personnes décédées quelque temps auparavant.
Labyrinthe mental
Qu’existe t-il de plus inquiétant qu’une innocence corrompue, que le mal qui s’immisce sous la peau des créatures les plus pures ? Le cinéma d’horreur sait surprendre, mais il est plus difficile de créer une peur durable qui s’imprime dans notre crâne. Les Innocents de Jack Clayton possède cette aura inquiétante de l’horreur en noir et blanc, sortie d’un autre temps. Un cauchemar macabre.
Les Innocents s’inscrit dans cette longue tradition du récit gothique, dont le charme effrayant demeure encore redoutablement efficace. L’atmosphère si particulière tient du décor. Un immense manoir isolé du tumulte de la ville, supposé hameau de paix mais qui tourmente l’âme de ceux qui s’y aventurent. Au détour des couloirs sans fin, vaguement éclairé par l’éclat d’une lune pleine, on croit distinguer une forme. L’air est glacial. Le sol grince, la nuit réveille les ombres. L’usage du noir et blanc instaure une grâce lugubre, renforcée par les costumes d’un autre temps. Le film joue de la dissonance étrange qui se dégage des vieilles photographies, d’un temps fantomatique capturé pour l’éternité.
Au commencement, il y a les ténèbres. L’obscurité inquiétante de l’écran laisse place à une sinistre berceuse, presque surnaturelle. La pureté du chant dérange : quelque chose n’est pas à sa place. Le film se joue de nous : nous créons notre propre peur. L’imagination remplit le vide de l’écran et y reflète nos angoisses. Comme, enfant, lorsque l’esprit dessine des fantômes dans le recoin sombre de la chambre. La frontière entre la réalité et le fantastique est mince, seul l’esprit choisit de la franchir. L’ouverture agit comme un prologue tragique : la prière désespérée de Miss Giddens annonce le destin funeste des enfants, et laisse transparaître sa fragilité psychologique.
Les Innocents contient dans son titre même toute l’ambiguité du film. L’enfance dans le cinéma d’horreur est un thème récurent car il n’y a rien de plus dérangeant que la mal qui habite l’innocence. C’est cette peur irrationnelle de l’enfance vue à travers les yeux dérangés du temps. La vulnérabilité de Miss Giddens se révèle dans ses errances nocturnes. Elle est entourée de fantômes mais oublie les démons qui l’habitent. Le manoir devient un labyrinthe psychique, selon la définition freudienne. Chaque porte mène un peu plus loin dans les tréfonds du subconscient. L’exploration de chaque pièce lui fait découvrir avec effroi ce qu’elle s’efforce de dissimuler. La paranoïa de la gouvernante tient d’une peur de la sexualité. Son obsession pour la pureté et la vertu devient maladive. Sa sexualité refoulée éclatera avec un tabou : celui de la pédophilie. Le baiser entre Miles et Miss Gidens surprend par son côté frontal. En pleins 60’s, alors que le cinéma américain est régit sous la censure du Code Hayes, Jack Clayton ose montre le tabou ultime de la pédophilie. Comme dans tout récit gothique, la sexualité est monstrueuse et dérangeante. Les Innocents n’y échappe pas et s’enfonce dans une ambiance lugubre. Jusqu’à la tragédie finale, dont la brutalité ne cesse d’hanter.
Les Innocents possède cette beauté du mal, follement gothique. Pas étonnant que le Crimson Peak de Guillermo Del Toro s’en inspire. À l’heure où la peur se joue du sursaut, le film de Jack Clayton obsède par son habile manière de manipuler son spectateur. Lui seul décide de la réalité ou non des esprits, d’accepter ou non ce qu’il ne peut expliquer. C’est un cauchemar sublime, auquel on ne peut s’empêcher de penser tard dans la nuit, lorsque l’air devient soudain plus frais et qu’au détour d’un miroir, on aperçoit une ombre qui n’est pas la sienne.