LES PARAPLUIES DE CHERBOURG
Madame Emery et sa fille Geneviève tiennent une boutique de parapluies. La jeune femme est amoureuse de Guy, un garagiste. Mais celui-ci part pour la guerre d’Algérie. Enceinte et poussée par sa mère, Geneviève épouse Roland, un riche bijoutier.
En-chanter le monde
Au début des années soixante, le cinéma français est bouleversé par l’approche esthétique de la Nouvelle Vague. Des films comme Les Quatre-Cents Coups ou À bout de souffle n’hésitent plus à casser différents codes cinématographiques, puisent dans des thématiques sociales proches du néoréalisme italien et une imagerie sans fioritures. La plupart des cinéastes s’inscrivent alors dans cette veine, y compris Jacques Demy en 1963 avec La Baie des Anges, dont l’austérité rappelle les films de Robert Bresson.
Mais en 1964, pour son film suivant, Jacques Demy décide ce ne rien faire comme tout le monde. Les Parapluies de Cherbourg détonne avec le changement entamé dans le cinéma français à bien des niveaux. Dans ce film, les décors et la photographie chatoyante rappellent l’esthétique Technicolor du cinéma des années cinquante. Une approche qui suivra Jacques Demy, notamment sur ses deux films suivants : Les Demoiselles de Rochefort et Peau d’âne.
Mais Les Parapluies de Cherbourg a quelque chose d’immédiatement unique. Le film de Jacques Demy est entièrement chanté. Chaque dialogue, qu’il s’agisse des personnages principaux, de la barmaid ou du facteur, est chanté. Ce procédé peut avoir – en particulier pour celui qui découvrirait le film de Demy – quelque chose de risible, à la vue dès la première scène d’un garagiste qui entonne en chanson son programme de la soirée, avant que son patron ne lui envoie une ritournelle similaire.
Les Parapluies de Cherbourg n’est pourtant pas une comédie musicale. D’une part parce qu’il y a, finalement, assez peu de comédie, et d’autre part parce qu’il n’y a aucune chorégraphie « classique » qui accompagne ces chants. Si les mouvements de personnages dans leurs vies, leurs problèmes et leurs amours peuvent être perçues presque comme des « chorégraphies sociales », jamais l’action n’est interrompue par une scène de danse comme il peut y en avoir dans une comédie musicale. L’aspect risible que pourrait avoir Les Parapluies de Cherbourg est balayé certes par l’absence de chorégraphie, mais pas uniquement. Sur l’extraordinaire musique de Michel Legrand, toutes les lignes de dialogues sont sublimées par le chant. Les échanges sont plus intenses, les embrassades plus passionnées. Les personnages principaux expriment tous leurs sentiments par ce chant, sorte de voix du cœur ultime.
Certainement parce qu’elle est chantée, jamais une scène d’adieux dans une gare n’aura été plus déchirante que lorsqu’elle l’est par Geneviève et Guy. Il se passe quelque chose de magique devant les Parapluies de Cherbourg. Ce long chant du film semble briser les défenses des spectateurs, les laissant à cœurs ouverts devant les mésaventures fatalistes qui plombent l’amour de Guy et Geneviève. Cette idée, pourtant simple, de chanter chaque ligne de dialogue, encapsule le film dans une sorte de monde à part, hors du temps, hors des romances, hors des comédies musicales, hors des drames que l’on a l’habitude de voir.
Cette prouesse de Jacques Demy est décuplée par le fait que ce film est autant encapsulé hors du temps, qu’il ne l’est pas du tout. Car Les Parapluies de Cherbourg s’inspire dans le même temps du le réalisme social, en puisant dans un genre cinématographique idéal pour traiter de romances impossibles : le mélodrame.
De la mélodie dans le mélodrame
À bien des égards, le film de Demy puise diverses idées du mélodrame. Un genre, principalement américain – du moins à cette période – que l’on attribue généralement aux films de Douglas Sirk. Grossièrement, le mélodrame sirkien repose sur une éclatante photographie, où les couleurs sont puissantes et significatives, comme dans Écrit sur du vent par exemple. Dans ces mélodrames, le fatalisme social a une importance capitale et écrase les personnages, qu’il s’agisse d’une pression raciale comme dans Mirage de la vie ou sexuelle et sociétale dans Tout ce que le ciel permet et où les amours ont généralement bien du mal à s’épanouir, comme dans Le Temps d’aimer et le Temps de mourir. L’auteur de ces lignes recommande chaudement à toutes et tous de se pencher sur la filmographie de ce réalisateur.
Bon nombre des ingrédients du mélodrame sirkien se retrouvent dans Les Parapluies de Cherbourg. Il y a bien sûr les couleurs de Cherbourg et de ses intérieurs, du violet au vert en passant par le rose et le bleu. Mais il y a également l’important fatalisme qui pèse sur les personnages de Guy et Geneviève. C’est sur ce point, et bien sûr le fait que le film soit intégralement chanté, que le film de Jacques Demy est loin d’être une pâle copie de mélodrame façon Sirk. Puisant dans les codes de la Nouvelle Vague et du néoréalisme italien, Les Parapluies de Cherbourg possède autant un écrin de bulle hors du monde qu’il plonge avec réalisme dans ses déboires.
Le film se déroule en 1957, traite sans-concession de la Guerre d’Algérie, et sort en 1964, soit deux ans à peine après la fin de ce conflit. Une prise de risque osée, « désen-chante » le monde préalablement établit par le film. Dans ce contexte, l’amour des deux protagonistes ne peut s’épanouir avant deux ans, ce dernier forcé d’abandonner Geneviève, enceinte pour le conflit. D’autant que dans le même temps, un riche bijoutier rôde autour de la jeune fille enceinte, dont la fortune sauverait la famille Emery des difficultés financières qui les accable. Ecrasé par la réalité économique et sa dureté, Geneviève doit faire le pire des choix : laisser tomber Guy, ou sa mère. De même Guy, revenu d’Algérie, rongé par les combats et en plein stress post-traumatique l’empêchant même de travailler doit aussi faire un choix, chercher un amour, même si celui-ci ne pourra jamais être le bon ? Autant d’éléments sociaux et politiques qui écrasent la vie de rêve et pourtant si simple souhaitée par Guy et Geneviève.
Dans les premières minutes du film, tout parait guilleret, mais Les Parapluies de Cherbourg ne peut rendre plus doux la violence du monde social, même en chantant. Le chant n’adoucit rien, il sublime, il rend hors du temps une histoire terriblement universaliste, celle d’un monde qui semble se liguer contre un amour, le rendant impossible, alors qu’il serait juste parfait, faisant du film de Jacques Demy un chef-d’œuvre merveilleux, et inexorablement déchirant.