LES POINGS DESSERRÉS
Dans une ancienne ville minière en Ossétie du Nord, une jeune femme, Ada, tente d’échapper à la mainmise étouffante d’une famille qu’elle rejette autant qu’elle l’aime.
Critique du film
Seulement dix années séparent l’inscription de Kira Kovalenko à la classe de cinéma d’Alexandre Sokourov, et son grand prix à l’édition 2021 d’Un certain regard au festival de Cannes pour film Les poings desserrés. Comme elle le concède d’elle-même, l’autrice est encore très « neuve » vis-à-vis du cinéma international. Si sa progression est stupéfiante, elle est la marque d’une envie très forte de raconter une réalité sociale propre à ces régions du Caucase, qui, de son propre aveu, sont très peu cinégéniques. C’est en 27 journées de tournage qu’elle a réalisé ce premier long-métrage situé dans une petite ville d’Ossétie du Nord qui n’est pas sans rappeler les lieux du film Tesnota de Kantemir Balagov, lui aussi ancien élève d’Alexandre Sokourov à l’université de Naltchik.
Ce désir de cinéma partage avec Balagov une certaine idée de la radicalité sur grand écran. Tous deux écrivent un personnage féminin situé dans une situation très particulière propre à la grande verticalité des rapports entre hommes et femmes qu’on retrouve dans les plaines du Caucase. Le personnage des Poings desserrés, Ada, semble complètement étouffée au milieu de tous les hommes de sa famille. Son père la contrôle avec beaucoup de fermeté, on pense à cette scène du parfum qu’il lui interdit de porter, et ses frères sont également des éléments liberticides qui l’empêchent de se développer et devenir une femme libre.
Cette notion de liberté est fondamentale et au cœur même des intentions de la cinéaste. De la porte de l’appartement gardée close par le père à l’insu de ses enfants, jusqu’à l’embrigadement moral des habitants qui semblent ne pas pouvoir sortir du périmètre de ce petit village, l’enfermement est partout. On le retrouve même dans l’absence de détails sur les dessous du problème qui entourent Ada. Les informations la concernant sont rares, on ne sait quel est son âge, ni pourquoi on la considère comme infirme. Le voile se lève peu à peu avec l’arrivée d’Akim, le frère aîné qui avait fui le domicile familial. Mais globalement l’autrice garde un mystère épais autour de cette famille et même sur l’ensemble de la petite communauté et ses lourds secrets.
L’angle qu’elle choisit pour traiter son sujet n’est pas en soi militant, il retranscrit au plus près la réalité des rapports entre les genres en Ossétie du Nord et dans les régions avoisinantes. Ada est comme infantilisée, elle doit rester une éternelle enfant, au service de son père, et un divertissement pour son frère cadet. Elle n’existe pas pour elle-même, n’étant qu’une fonction de services au sein d’une structure très patriarcale, le père contrôlant jusqu’aux papiers d’identité de sa fille. Sa relation avec Tamik, jeune chauffeur qu’elle fréquente en cachette, en dit aussi long sur son rapport aux hommes.
Là encore, elle subit plus qu’elle ne choisit. C’est lui qui la force à une relation sexuelle, après l’avoir courtisé avec beaucoup d’agressivité et la délaisse alors qu’il représentait sa seule porte de sortie d’une famille toxique dont elle cherche à s’enfuir. La complexité de ces rapports est telle qu’Ada en vient même à rejeter Akim, qu’elle a pourtant tout fait pour faire revenir, lui qui avait réussi à s’affranchir du joug paternel. La lutte de pouvoir qui s’instaure entre le fils aîné et son père la prend une nouvelle fois en étau, ce qui la renforce dans son envie d’ailleurs.
Kira Kovalenko illustre avec beaucoup d’âpreté son regard sur ce petit groupe d’Ossètes. La photo du film est crue, presque habitée d’une sécheresse qui accroit le malaise qu’on ressent dès ces premiers instants où Ada attends le bus d’où pourrait surgir Akim, ce frère tant espéré. La liberté symbolisée par la moto qui l’emmène vers Rostov et une éventuelle émancipation, est comme un débouché vers la folie. L’image se brouille, perd de sa clarté, on ne sait plus trop ce que l’on voit ou ressent dans ces derniers instants. La violence des Poings desserrés fait mal et atteint fort, ne relâchant son étreinte que dans ces quelques secondes où l’on semble s’envoler loin des contingences de la petite ville et son passé lugubre.
Bande-annonce
23 février 2022 – De Kira Kovalenko, avec Milana Aguzarova, Alik Karaev et Soslan Khugaev.