LETTRE D’AMOUR
Reikichi est un homme taciturne. Sans relâche, il recherche dans la foule le visage de Michiko, son amour de jeunesse. Pendant la guerre, alors que ses parents lui ont imposé un mariage forcé, elle lui envoie une lettre d’adieu. Reikichi est embauché par son ami Naoto comme écrivain public. Les clientes, souvent des prostituées, lui font écrire des lettres à leurs amants américains afin de leur soutirer de l’argent. Un jour, Michiko vient faire traduire un courrier.
Critique du film
Lorsque Kinuyo Tanaka décide de passer à la réalisation, elle a déjà joué dans près de 200 films, accompagné les premiers pas du cinéma japonais parlant et les plus grands auteurs de l’âge d’or des studios : Yasujirō Ozu, Mikio Naruse, Kenji Mizoguchi… Elle se prépare dans le plus grand sérieux, en étant 3e assistante de Naruse sur le tournage de La Mère. Pour autant, elle obtient très difficilement les deux signatures nécessaires à la lettre de recommandation auprès de la guilde des réalisateurs. Elle essuie notamment le refus de Mizoguchi. Avant elle, Tazuko Sakane avait été la seule femme a passé derrière la caméra (Hatsu Nagata, 1936). Elle trouvera le finalement le soutien décisif de Keisuke Kinoshita, qui lui écrit le scénario de Lettre d’amour.
Situé dans l’immédiat après-guerre de la reconstruction, Lettre d’amour aborde la question sensible de la réconciliation à travers une histoire d’amour troublée par les heurts de la guerre. Tanaka filme en décors naturels, une manière de conduire sa tragédie intime dans un plan d’ensemble qui rend compte de la société de l’époque. Avec ce film, elle tend un fil fragile entre passé et futur, de manière très surprenante, à la lisière de plusieurs genres, du néoréalisme au film noir.
L’action du film est située à Tokyo dans le quartier de Shibuya. C’est là que vit Reikichi, dans un petit appartement sous les toits, hébergé par son frère Hiroshi qui fait commerce de livres. Vivant de petits travaux de traduction, il se rend régulièrement à la gare, en quête d’un visage, celui de Michiko, son amour perdu. Le film constitue un document très important sur la capitale japonaise, en pleine reconstruction, au début des années 50. Les plans de Reikichi, seul au milieu de la foule, portent la griffe du néoréalisme. On y retrouve la même quête d’authenticité, l’individu et la collectivité, la cruauté de destin.
La guerre a séparé les deux amants, rupture scellée par une lettre d’adieu. Mais Reikichi ne parvient pas à tirer un trait sur le passé. Son frère réussit à lui trouver un travail auprès de Naoto, écrivain public. Le public en question est principalement constituée des prostituées Pan-Pan à qui était confiée la responsabilité de satisfaire l’appétit de l’occupant américain (afin de protéger les japonaises des classes moyennes et supérieures). Lorsque Michiko se rend dans l’échoppe de l’écrivain public, Reikichi reconnaît instantanément sa voix. Mais la route du pardon est encore longue.
Le cinéma de Tanaka est rempli d’amours contrariées mais il n’est ni moralisateur, ni militant. Il y a, dans tous ses films, le deuil d’une pureté perdue ou la nostalgie d’une innocence envolée. Reikichi après avoir longtemps pourchassé une illusion, retrouve une âme perdue.
Hiroshi et Naoto, symboles d’une vision optimiste de l’avenir, sèment des petits cailloux sur le chemin qui séparent les ex-amants. Reikichi est prié de pardonner, Michiko de se délester d’une opprobre trop lourde à porter.
Au cœur des tourments des deux protagonistes, le film travaille une forme moderne. La séquence où Michiko, sommée de prendre une décision, est transpercée par les phares des voitures, semble tout droit sortie d’En quatrième vitesse de Robert Aldrich. Il fait suite à un plan antonionien, les deux personnages, muets, semblant perdus dans une immensité de décor reflétant l’ampleur de leurs doutes intérieurs.
Kinuyo Tanaka fit un voyage aux États-Unis en 1949 en qualité d’ambassadrice de bonne volonté, pour autant ces références fonctionnent pour nous de manière rétroactive. Aldrich et Antonioni étaient les parfaits contemporains de la japonaise, loin, l’un et l’autre, d’avoir affirmé leur style en 1952, date du tournage de Lettre d’amour. La liberté de ton et la recherche formelle de ce premier long-métrage étonnent encore aujourd’hui. La première ne cessera d’irriguer la filmographie de Tanaka, notamment à travers des destins féminins dramatiques, la seconde trouvera son apogée avec Maternité éternelle avant de peu à peu basculer vers une maîtrise plus classique.