LOST IN TRANSLATION
Bob Harris, acteur sur le déclin, se rend à Tokyo pour tourner un spot publicitaire. Il a conscience qu’il se trompe – il devrait être chez lui avec sa famille, jouer au théâtre ou encore chercher un rôle dans un film -, mais il a besoin d’argent. Du haut de son hôtel de luxe, il contemple la ville, mais ne voit rien. Il est ailleurs, détaché de tout, incapable de s’intégrer à la réalité qui l’entoure, incapable également de dormir à cause du décalage horaire. Dans ce même établissement, Charlotte, une jeune Américaine fraîchement diplômée, accompagne son mari, photographe de mode. Ce dernier semble s’intéresser davantage à son travail qu’à sa femme. Se sentant délaissée, Charlotte cherche un peu d’attention. Elle va en trouver auprès de Bob…
Tokyo Sonata.
Les raisons qui nous poussent à aimer un film, à le faire entrer dans notre panthéon personnel – ce palmarès du cœur où l’objectivité n’a plus (vraiment) de place – sont toujours aussi multiples qu’obscures. Comme dans notre quotidien émotionnel, on ne sait pourquoi certains longs-métrages viennent, plus que d’autres, frapper à la porte de notre esprit et acquérir sans préavis le statut d’évidence. Bien souvent, les films que l’on finit par aduler démesurément sont la photographie d’un moment de vie et ils correspondent, en cela, à la sensation d’avoir vu, à cet instant précis, exactement ce que nous étions venus chercher.
Dans ces découvertes aux allures de coups de foudre, tout est finalement question d’harmonie, de délicatesse, de retentissement intime mais aussi de timing. Niché au sommet de ces films-cocons, Lost In Translation transfigure justement ce sens de la connivence en lui ajoutant le plaisir d’une redéfinition au gré des visionnages. Très étonnamment, le long-métrage semble ainsi évoluer avec le spectateur et lui révéler progressivement de nouvelles perspectives d’interprétations. Chacun peut dès lors y projeter son propre spleen avant d’embrasser les angoisses existentielles des deux personnages principaux.
Diamétralement éloignés l’un de l’autre, Bob et Charlotte forment pourtant les deux versants d’une même pièce, les différentes expressions d’une solitude humaine nourrie par l’insatisfaction. Déjà traitée dans son premier film, le vaporeux Virgin Suicides, cette thématique habite le cinéma de Sofia Coppola, de ses prodigieux essais à leurs déceptifs successeurs. Forcé par la rigidité de l’éducation parentale (Virgin Suicides) ou le poids des conventions (Marie-Antoinette), l’isolement est, cette fois, mis en exergue dans Lost In Translation, demeurant étroitement lié à une vie familiale anxiogène et à un égarement professionnel décourageant.
En prévisible latence au sein de leur routine, cette mélancolie est exacerbée par un voyage-échappatoire à l’autre bout du monde. Déracinés, incapables de trouver le sommeil dans une mégalopole tokyoïte qui ne dort jamais, Bob et Charlotte affrontent les lois du jet-lag, happés vers des insomnies sans fin. Toutefois, loin d’être un périple névrotique hanté par le désarroi, Lost In Translation touche grâce à son atmosphère cotonneuse, à la création d’un espace sensoriel et feutré où les errances nocturnes suscitent le rapprochement. À mille lieues de l’austérité tant redoutée, le film est perpétuellement lumineux, animé par une drôlerie et une justesse merveilleusement dosées.
Il plane sur Lost In Translation l’art de la mesure, la soif de l’alchimie. Sofia Coppola s’amuse ouvertement des clichés et de ce choc des cultures en pointant du doigt la désincarnation d’une ville-néon. Véritable témoin silencieux, Tokyo symbolise cette ultra-moderne solitude ressentie dans la rumeur des plus grandes métropoles. En opposition à cette fourmilière recrachant inlassablement ceux qui ne parviennent pas à suivre son rythme effréné, la cinéaste instaure un langage du regard. Les couloirs anonymes de l’hôtel, le bar ou les chambres envahies par d’encombrantes baies vitrées deviennent alors les vecteurs de la communication entre les protagonistes et sont érigés en remparts contre une frénésie assourdissante.
De prime abord improbable, la rencontre de Bill Murray (magistral) et Scarlett Johansson (bouleversante) se teinte en définitive d’une magie rare où chacun tente de retrouver ce qui s’est littéralement « perdu dans la traduction ». Tous deux comprennent leur décalage dans des situations ubuesques, observant tantôt la décomplexion d’autrui (Scarlett Johansson faisant face à la désopilante Anna Faris) ou l’impossibilité de s’entendre (hilarante séquence du metteur en scène). Plus qu’un second long-métrage, Sofia Coppola a surtout livré (trop tôt ?) le coup de maître de sa carrière en signant, avec Lost In Translation, un grand film sur l’ennui, capable de faire mentir la citation de Robert Frost* dans sa quête de sens et de poésie.
* Poetry is what gets lost in translation.
Chaque jour, dans les Séances Buissonnières, un membre de l’équipe vous recommande un film disponible actuellement en VOD / SVOD
Analyse partagée, et tres bien écrite !
Ce n’est que la deuxième critique que le lis sur votre site, après avoir visionné les films, la première étant celle de « Rocco et ses frères ». Il s’agit indéniablement d’analyses qui se démarquent du tout venant malheureusement banal que l’on trouve sur le web.
Merci pour ces écrits passionnants et justes qui permettent de mettre évidence les émotions ressenties.
Je vous encourage à poursuivre de la sorte.