ROZIER_Maine-ocean

MAINE OCÉAN

Une fois n’est pas coutume, nous n’allons pas recopier le « pitch » disponible partout mais se risquer à une proposition lapidaire et personnelle, étant entendu que toute tentative, concernant Maine océan, est vouée à l’échec :

Comment Le Gallec, lâche et zélé contrôleur de la SNCF, devient le roi de la samba.

Critique du film

La première fois, Maine océan sidère et enchante, la deuxième il émerveille et surprend à nouveau. Ensuite, chaque vision réactive et accentue la fascination qu’il inspire, la jubilation qu’il ne manque pas de provoquer. C’est un film mystérieusement irrésistible, qui résiste au temps et à toute forme de discours. Alors, qu’en dire ? Beau traquenard cette affaire.

Chtong à la gare

Comme tous les films de Jacques Rozier, Maine océan est gouverné par l’art du déplacement. Entendons par là que le récit, plutôt que d’avoir une solide colonne vertébrale, se laisse porté par une série de petits accidents. Rozier s’appuie sur des scénarios boucles, souples comme le roseau. Entre le point de départ et le point d’arrivée, tout peut arriver. C’est en tout cas ce que doit penser le spectateur. Il est bien aidé en cela par l’autorité du personnage auquel le cinéaste octroie une grande autonomie. Il suffit alors de jouer (au sens ludique du terme) avec une distribution atypique pour obtenir ce sentiment incomparable d’un cinéma dominé par l’esprit de liberté. 

Nous sommes ici en présence de deux contrôleurs de la SNCF, d’une danseuse brésilienne, d’une avocate perchée et d’un marin soupe au lait. Cinq personnages comme cinq doigts d’une main malhabile à l’extrémité d’un bras frondeur qui s’accroche tant bien que mal à un corps désarticulé. Le film va s’employer, par une paradoxale mécanique du déraillement à chercher un peu d’harmonie, balayant les uns après les autres, tous les obstacles qui se dressent entre les personnages. 

C’est d’abord le langage et les codes qui sont source d’incompréhension. Deux histoires s’enchaînent avant de s’enchevêtrer. La première voit une danseuse brésilienne aux prises avec deux contrôleurs SNCF. Elle est coupable de ne pas avoir composté son billet. D’une situation banale, Rozier compose une séquence de comédie absurde devenue culte par une réplique d’anthologie. Luis Régo – Lucien Pontoiseau, dit Lulu – tente d’expliquer en français puis en anglais ce qui est reproché à la jeune femme. Arrivé à court de vocabulaire, il s’en remet à la pantomime et joint la parole au geste en expliquant qu’elle aurait dû prendre son billet et faire « chtong à la gare ». Le contrôleur Pontoiseau est surveillé par le contrôleur Le Gallec, petit chef intransigeant mais suffisamment lâche pour laisser son collègue seul dès lors que vole au secours de l’étrangère une avocate révoltée par l’acharnement des hommes en casquettes. C’est cette même avocate qui relie cette histoire à la deuxième.

Elle doit défendre un certain Marcel Petitgas accusé de coups et blessures après un accident de la circulation. Petitgas n’est pas brésilien mais il est un corps étranger au tribunal d’Angers. Sapé comme jamais, Marcel ne sait pas sur quel pied danser. Il sait qu’il doit faire preuve d’humilité mais tient à défendre son honneur vaille que vaille. Le problème étant que P’titgas comme l’appelle son avocate, ne parle que le P’titgas, une langue fleurie qui sort de sa bouche en pétarades. C’est tout l’objet de la plaidoirie de Mimi de Saint-Marc, les registres de langue mais l’avocate se perd dans des circonvolutions contreproductives qui ont surtout l’art d’agacer le juge. 

Ivresse et retour à marée basse

On aurait tort de croire que le film oppose des oies blanches à des censeurs bornés. Dejanira, la danseuse brésilienne semble beaucoup s’amuser de la situation et ne fait rien pour améliorer la communication. Lulu de son côté, débarrassé de son chef, est plus enclin à verbaliser la sympathie que lui inspire la danseuse qu’à la verbaliser tout court. Quant au juge, il cherche une solution amiable que le comportement de Petitgas lui empêche résolument de poursuivre. 

maine océan

La loi, son respect et son maintien n’intéressent Rozier en rien. Ce qui l’intéresse, ce sont les frottements qu’ils occasionnent entre des individus, ses personnages en l’occurrence. Par un effet d’attraction propre à son cinéma, ces individus finissent par constituer une petite troupe qui se retrouve à l’Île d’Yeu, au bar de la marine. Dans son bocal, le marin Petitgas, requinqué par les embruns et quelques godets, va transformer le lieu en tribunal populaire, la justice s’abattant entre ses bras où se retrouvent sonnées comme des cloches les têtes des deux contrôleurs, accusés d’avoir causé du tort à sa fiancée brésilienne. Le choc sonne contre toute attente la fin des hostilités et le début d’une phase de réconciliation commencée dans les vapeurs alcoolisées du bar et poursuivie dans la salle des fêtes de l’île et dans une nouvelle fraternité célébrée sous le signe de la danse et de la musique, sous l’impulsion d’un nouveau personnage tombé du ciel, un impresario nommé Pedro de la Moccorra, aussi extravagant qu’impétueux. Voilà comment, à l’issue d’une séquence autour de laquelle tout le film semble avoir, cahin caha, convergé, le contrôleur Le Guellec devint le roi de la samba.

Le Guellec est interprété par l’inénarrable Bernard Ménez révélé par Du côté d’Orouët du même Rozier. La fin du film lui appartient. Entre l’esquisse d’une carrière américaine à la Maurice Chevalier et un retour à la réalité (la fameuse routine que tous les films de Jacques Rozier s’emploie à joyeusement enrayer), Le Guellec rejoint le continent lors d’une mini odyssée atlantique, passant d’une embarcation à l’autre, maugréant à souhait et houspillant les marins pêcheurs. Complètement dégrisé, il termine son périple à pied et à marée basse. L’aventure lui aura, mine de rien, restitué son humanité.

Et c’est ainsi que Rozier est grand.

Après une restauration 4K, le distributeur Potemkine a ressorti en salle, depuis le 4 septembre, quatre films du grand cinéaste de la nouvelle vague, Jacques Rozier : Adieu Philippine, Du Côté d’Orouet, Les Naufragés de la Tortue et Maine Océan.