MAN ON FIRE
24 enlèvements ont eu lieu au Mexique en seulement 6 jours. 70% des otages kidnappés sont tués. Samuel Ramos, jeune industriel issu d’une famille aisée, engage le vétéran John Creasy pour qu’il devienne garde du corps de sa jeune fille, Lupita “Pita“ Ramos. D’abord inflexible et taciturne, Creasy se lie d’amitié avec Pita, jusqu’à ce qu’un guet-apens le blesse grièvement et provoque le kidnapping de l’enfant. Au sortir de l’hôpital, John Creasy décide de se venger et d’éliminer tous les participants à ce rapt…
Critique du film
Les apparences sont trompeuses. Tony Scott a très souvent été considéré comme un réalisateur à la carrière mineure et moins inspirée que son illustre aîné Ridley. Il est certain, c’est vrai, que ses films n’ont jamais été considérés par le plus grand nombre comme des références dans les genres auxquels ils appartiennent. Pour autant, Tony Scott s’est révélé au fil des années être un cinéaste expérimental hors pair, dont les choix formels audacieux renforcent sa singularité face aux concurrents de l’époque. En 2004, Tony Scott ouvrait le bal d’une trilogie de films d’action focalisée sur la dualité spatiale avec Man On Fire, dont les 146 minutes (!!) exposent de nombreuses prémices esthétiques propres à sa fin de carrière, avant son terrible décès survenu en 2012.
Le chaos en marge
Le scénario en apparence basique, filé sur presque 2h30, n’est qu’un prétexte conceptuel pour laisser à Tony Scott le soin d’évoquer la question du syndrome post-traumatique et du règne animal, sans foi ni loi, du cartel mexicain. L’on aurait pu croire le film raciste de prime abord, avec ce prototype du gentil héros américain repenti qui dicte sa loi dans les bas-fonds de Neza Ciudad et Mexico; mais la réalité semble ailleurs: filmé toujours à la lisière du monde, éloigné progressivement de l’espace urbain emprunté par tous, le long-métrage évoque progressivement un territoire souterrain, un microcosme aux propres institutions dont les forces policières sont inutiles – peut-être est-ce pour cette raison que les policiers corrompus s’autoproclament membres d’un gang, et non de la police elle-même.
Une succursale de boite de nuit, au bord d’une autoroute, dans une fourrière : chaque scène de torture et/ou meurtre dans la deuxième partie de Man On Fire est représentée comme un à-côté, un autre monde éventuel régi uniquement par les hommes qui y vivent. De plus, l’absence remarquable de plans larges renforce ce sentiment de bulle confinée entre les différents actants de ce violent ballet. Cet élément crucial révèle une incapacité judicieuse de situer précisément chaque scène, et ainsi démarquer tous les personnages avec le reste de la population tout en resserrant les arcs narratifs de tous les personnages.
Mais cette question de la dualité spatiale n’intervient pas uniquement par ce biais de séparation entre la vie mexicaine « normale », et les choix de vie des gangsters anglo-hispanophones. Cette dualité intervient surtout par les choix faits au montage. Ainsi, par de multiples effets de style propres aux années 2000, Tony Scott insuffle à son protagoniste la sensation de vivre par procuration, constamment hanté par son passé douloureux. L’iconographie christique qui occupe une bonne partie du film, avec ce héros qui demande à Dieu de le pardonner et qui parvient à survivre envers et contre tous pour accomplir ses dernières volontés, corrèlent avec la création d’une réminiscence visuelle permanente.
Les raccords regard de Creasy, la répétition de plans (souvent en guise d’analepses) ou encore de mouvements de caméra cliniques accroissent cette sensation que l’instant présent n’existe plus pour Creasy. Chaque saute de montage, organisée en permanence via le regard de ce personnage, signifie alors un traumatisme autant qu’une impossibilité de vivre dans le présent. Au contraire, lorsque Creasy se lie d’amitié avec la petite fille qu’il protège et se « remet à vivre », comme le dit un autre personnage vers la fin du film, cette coupe frénétique s’interrompt et offre de très belles scènes dramatiques sur le remords et la confiance en soi. Tout ceci parait programmatique, mais l’étirement du film sur plus de 140 minutes permet à ce système de ne pas s’épuiser et de conserver sa force technique au service d’un récit très simple mais d’une efficacité redoutable.
L’autre, c’est moi
Cette idée de rupture spatio-temporelle classique est le fer de lance de la trilogie annoncée précédemment par Tony Scott : Domino en 2005 parlera de confusion entre réalité et fiction à travers l’iconographie de la télé-réalité et l’incroyable histoire vraie de Domino Harvey ; Déjà Vu en 2006 évoquera la possibilité de retour dans le temps (sans possibilité d’action dans le passé) pour empêcher un attentat de se produire à nouveau. Man On Fire, lui, reste toujours à échelle humaine, exploite les travers de son protagoniste joué par Denzel Washington, ici dans son premier rôle de vigilante qu’il essorera jusqu’au point de non-retour. Le scénario de Brian Helgeland aide bien : quoique très didactique et lourdingue pour laisser respirer les idées novatrices de son réalisateur, l’ex-scénariste de Mystic River développe à merveille la part sombre de son héros sans jamais laisser paraître un semblant de manichéisme.
Creasy reste un personnage complexe, en marge des autorités. Il est un maillon fort pour la police qui n’intervient pas dans ses agissements frauduleux pour tourner ses actions illégales à leur avantage. Les relations du garde du corps avec Pita Ramos (Dakota Fanning, au sommet de sa carrière à seulement neuf ans) et son vieil ami Rayburn (Christopher Walken, qui aurait accepté le rôle parce qu’il serait l’un des seuls où il ne jouerait pas un antagoniste) permet à Denzel Washington de ne pas sombrer dans le surjeu perpétuel du gros dur au grand cœur. C’est par ailleurs la dilatation extrême de l’intrigue qui offre au long-métrage des perspectives narratives bienvenues, multipliant les points de vue et permettant au geste de Tony Scott de gagner en puissance lorsqu’il est poussé à son paroxysme.
Ainsi, au-delà de la simplicité apparente du récit, Man On Fire est surtout un terrain fertile parfait pour Tony Scott, qui amorce dès lors un virage expérimental qui constitue peut-être la partie la plus passionnante de sa carrière. Ces fragmentations spatio-temporels, ces gros plans non situables dans l’environnement conviennent parfaitement à l’ambiance souterraine du film, toujours sur le bas-côté du pays dans lequel le tournage eut lieu. Denzel Washington, encore novice dans le genre, parvient à rendre au métrage un soupçon d’ambiguïté qui solidifie la déstructuration temporelle du montage. En six mots comme en mille : redonnez une chance à Tony Scott.
Disponible sur Amazon Prime Video
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