MES VOISINS LES YAMADA
Critique du film
Il faut parfois se méfier de l’eau qui dort. Mes voisins les Yamada n’est pas le long-métrage le plus plébiscité lorsqu’on parle de son réalisateur Isao Takahata, encore moins lorsqu’on discute plus largement des productions du studio Ghibli. Malgré l’association de ces deux noms prestigieux, la première exploitation du film dans les salles japonaises ne rencontre pas beaucoup de succès. Le public, encore secoué par la sortie de Princesse Mononoke deux ans auparavant, se retrouve difficilement dans cette œuvre, qui est un peu l’antithèse du drame classique à la Ghibli. Takahata délaisse en effet les grands récits d’aventure et d’apprentissage pour orienter son film vers un registre encore largement ignoré par le studio : la comédie.
Les ambitions du réalisateur bousculent ainsi le système de production de Ghibli, qui avait jusqu’alors une ligne éditoriale bien définie en matière de technique et d’approche esthétique. C’est ce qui saute aux yeux en premier : pour construire son portrait humoristique de la vie de famille, Mes voisins les Yamada a recours à un trait moins conventionnel, que l’on voit plus couramment dans le domaine du court-métrage. L’apparence très ronde des personnage, proche des figures caricaturales du comic strip, est tout à fait inédite au sein du studio Ghibli, dont l’approche graphique est habituellement réaliste et épurée. Takahata privilégie également l’énergie de l’esquisse à une ligne douce et continue pour traduire l’agitation et l’éparpillement de la famille Yamada. Leur quotidien en perpétuel chantier trouvent ainsi un étrange écho dans les décors « inachevés » et les silhouettes vagues qui peuplent les arrière-plans.
L’équipe chargée de l’animation, jamais prise en défaut du point de vue technique, se donne pleinement les moyens de mettre en mouvement ces dessins atypiques, jusque dans le choix des couleurs. Plutôt que de recourir aux teintes franches de la peinture sur celluloïd, le film s’empare de celles de l’aquarelle, plus douces et également moins uniformes. Le caractère quelque peu imprécis de la couleur rejoint celui de l’esquisse et rappelle régulièrement l’origine graphique des images en mouvement, ce qui est particulièrement impressionnant quand on sait que Mes voisins les Yamada a été le premier film Ghibli majoritairement colorisé par ordinateur. Le studio, à l’image de son co-fondateur Hayao Miyazaki, a longtemps défendu une approche conservatrice de l’animation où le numérique n’a pas sa place. Il est amusant de voir que les exigences d’Isao Takahata ont conduit l’entreprise à faire évoluer ses pratiques pour créer une œuvre qui simule les techniques d’animation traditionnelles et qui se place explicitement dans un héritage du dessin et du crayonné.
La démarche se comprend un peu mieux au prisme de la filmographie du réalisateur, qui est traversée par la question de l’héritage et des traditions. Celles-ci s’inscrivent toujours dans un monde en mouvement, et Takahata s’interroge sur leur permanence et la manière dont elles structurent la vie de ses personnages. Dans Mes voisins les Yamada, elles s’expriment par petites touches, à travers les mœurs du quotidien : au cours des quelques fêtes, mais aussi lorsque la famille évoque la cuisine, le rapport au travail ou encore le savoir-vivre. Toutefois, loin de se replier sur des codes culturels propres au Japon, le film accède à une certaine universalité grâce à son humour fondé sur la comédie de caractère.
Le récit est découpé en courtes saynètes, parfois rassemblées sous un thème commun à la manière d’un petit épisode, ce qui permet de confronter la personnalité de chacun à un large panel de situations. On passe de l’une à l’autre du tac au tac, le long-métrage ne s’encombrant pas d’un quelconque fil rouge ou d’une évolution graduelle de la famille. La priorité est donnée au rythme, autant pour le bénéfice des gags que pour le portrait plus général d’un quotidien un peu désaxé où tout le monde devrait « apprendre à ne pas trop en faire ». Le film alimente ainsi une infatigable légèreté par son éloge des petits riens, des situations cocasses et des chicanes de famille, en s’aidant occasionnellement d’un montage qui se laisse aller au surréalisme avec un certain succès, en particulier la balade aérienne au milieu de feux d’artifice concluant le film.
Un problème demeure toutefois après le défilement du générique de fin : la mise en scène d’Isao Takahata place si haut l’idée de simplicité que cela en est désarmant. On pourrait dès lors comprendre le dénuement d’une partie du public face au constat que le film n’est que « ça », qu’une comédie de caractère sur une famille moyenne japonaise, qu’une succession de petites situations sans réelle progression scénaristique. La difficulté de prendre au sérieux un film qui se veut si minimal, qui réduit toutes les choses à leur plus profonde expression, ne doit pas mener à une confusion entre le simple et le superficiel. Réduire Mes voisins les Yamada à une petite pastille humoristique, à un interlude sympathique entre deux productions plus fortes du célèbre studio, ce serait ignorer la prise de risque de Takahata qui tente de décloisonner le système Ghibli (du point de vue graphique, thématique et technique) mais aussi ignorer la justesse avec laquelle il dépeint les petites cruautés qui parcourent les relations familiales. Car on peut se demander combien d’autres réalisateurs ont osé dire l’évidence : si on aime nos proches, au fond, c’est (aussi) parce qu’ils sont insupportables.