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MILLENNIUM ACTRESS

Le journaliste Genya Tachibana est un grand admirateur de Chiyoko Fujiwara, une actrice mythique des anciens studios Ginei. Aujourd’hui très âgée, elle vit recluse chez elle. Un jour, Genya décide de lui rendre visite, afin de réaliser un entretien pour la télévision. Chiyoko accepte de le recevoir, lui permettant, par la même occasion, de lui remettre une mystérieuse clé qu’elle avait perdue il y a de cela une trentaine d’années. Elle lui raconte alors le récit de toute une vie, marquée par la recherche de l’inconnu qui lui a donné cette clé avant de disparaître. Le journaliste, accompagné de son cameraman Kyōji, va plonger dans les souvenirs de cette actrice, fondamentalement liés à toute un pan de l’histoire du cinéma japonais.

Image et fantasme

Au travers de ses deux premiers longs-métrages, Perfect Blue (1997) et Millennium Actress (2001), le réalisateur japonais Satoshi Kon a créé une sorte de diptyque réflexif sur le lien entre l’image et le fantasme. Là où la pauvre Mima se voyait plonger dans les ténèbres d’une fiction envenimant sa vie et les esprits de ses admirateurs, Chiyoko utilise le cinéma comme un moyen de retrouver son amour perdu. Ne se résignant pas aux ténèbres de Perfect Blue, Kon montre avec Millennium Actress que l’image peut être la source d’un autre type de projection, troquant la perversité morbide contre la passion amoureuse, beaucoup plus optimiste et lumineuse. 

D’un film à l’autre, le réalisateur redéfinit totalement la dramaturgie de sa mise en scène et de son montage. Les transitions ne sont plus la source d’une confusion cauchemardesque, mais d’un vertige mémoriel frénétique. Mieux, elles deviennent un moyen de voyager d’un monde à l’autre. En un simple raccord de mouvement, Chiyoko quitte un quai de gare pour se retrouver sur le quai d’un port. En un simple raccord de regard, des dissidents politiques se transforment en soldats japonais tout droit sortis du film Ran (1985) d’Akira Kurosawa. Avec un simple brouillard, la jeune femme passe d’une plaine neigeuse au sol rocailleux du désert lunaire. L’environnement peut même se transforme sans aucune coupure, le réalisateur utilisant les émotions de l’héroïne afin de passer d’une séquence à une autre. 

On retrouve  clairement l’influence du film Abattoir 5 (1972) de George Roy Hill, dont Kon se réclame ouvertement, et à qui il doit les bases fondamentales de sa grammaire filmique. On peux aussi penser à Brazil (1985) de Terry Gilliam, dont le héros tutoie la rêverie au détour d’un hors-champ parfois merveilleux, et enfin à l’oeuvre de Philip K. Dick, où le temps et l’espace deviennent consubstantiels du regard de ses personnages (Ubik). À l’image de beaucoup de films de la fin des années 90, l’oeuvre de Satoshi Kon nous montre que raconter une histoire consiste d’abord à raconter un point de vue ; que l’espace, le temps et la réalité sont toujours déjà ressenties par un personnage. En clair, la réalité est toujours subjectivation, voire fantasme.

À propos de Millennium Actress, le réalisateur dit notamment ceci : « Je fonctionne par bribes, par souvenirs, ce qui m’a offert une certaine aisance dans le mélange des images, dans les transitions, les passages d’un genre à un autre » (Réponses du cinéma japonais contemporain, 1990-2004, Stephen Sarrazin, éd. LettMotif, 2013, p. 248). Cette intention permet de retranscrire à l’image la non-linéarité et les approximations propres à la mémoire de Chiyoko, pour qui le souvenir est toujours fragment.

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Son récit est aussi et surtout le fruit d’un dialogue entre elle et Genya, qui connaît sa carrière sur le bout des doigts, et dans laquelle il tient même un rôle aussi crucial qu’insoupçonné. C’est la raison pour laquelle il passe progressivement du statut de spectateur (un peu comme les trois esprits dans Un chant de Noël de Dickens) à celui d’acteur de cette mémoire qu’il investit, interagissant même avec l’héroïne, ou bien l’aidant dans sa quête sans fin. Souvenir, réalité et cinéma s’entremêlent tout le temps, ce dernier reflétant la passion de ceux qui le font et de ceux qui le regardent.

Une histoire d’amour (du cinéma)

Grâce au souvenir, le temps revient, et pourtant il passe irrémédiablement. Chiyoko était l’actrice phare des studios Ginei, dont on ne voit que la démolition au début du film. Cette image rappelle la disparition des studios Shōchiku, à Ofuna, après leur revente en 1998. Rappelons que c’était dans ces studios qu’étaient tournés certains films des plus grands noms du cinéma japonais, comme Ozu, Mizoguchi, puis plus tard Miike ou Kitano. On comprend alors que les souvenirs d’actrice de Chiyoko sont aussi ceux d’une histoire perdue. Kon avait déclaré qu’il avait fait le film en partie pour inciter la jeunesse japonaise à découvrir l’histoire du cinéma national, dont elle ne connaissait presque rien. De fait, la carrière de Chiyoko invoque le kaijū eiga (Godzilla), le cinéma de Kurosawa (Ran, Le Château de l’araignée), les films de ninja, certaines œuvres de Mizoguchi (Les contes de la lune vague après la nuit), la figure de Katsu Shintaro, ou bien encore la vie de Setsuko Hara, actrice fétiche de Ozu, qui interrompit brutalement sa carrière afin de se retirer dans sa maison à Kamakura. 

L’idée n’est pas de nous submerger de références érudites. Kon a même avoué que les films de Chiyoko sont la digestion de souvenirs d’oeuvres vues à la télévision durant sa jeunesse. Cette réflexion « mémorielle » entre l’auteur et l’héroïne servirait plutôt à communiquer l’esprit, la diversité, et la richesse de ce cinéma, que l’on ne peut saisir qu’au travers d’une structure éclatée et foisonnante. En clair, l’histoire du cinéma japonais, selon Satoshi Kon, c’est aussi et surtout les souvenirs que l’on en a. Comme si l’expérience d’un film était fondamentalement celle d’une douce et profonde subjectivation mélancolique.

Millennium Actress est sans doute le film le plus tendre de son auteur. Un mélodrame déchirant sur une histoire d’amour impossible, doublé d’un éloge éblouissant au cinéma et à l’expérience sensible du spectateur. Peut-être l’un des plus beaux films du XXIe siècle, à découvrir en salle le 18 décembre.



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