MISERICORDIA
Betta et Nuccia sont deux prostituées qui partagent une bicoque dans un pauvre hameau au bord de la mer, à l’ouest de la Sicile. Elles élèvent Arturo, l’enfant d’une de leurs consœurs, morte sous les coups de Polifemo, leur souteneur, borgne et répugnant. Arturo, qu’elles aiment comme leur fils grandit, il a dix-huit ans, mais par bien des aspects ce n’est encore qu’un enfant, muet, désarmé et innocent. Il danse, il joue avec les gamins, erre dans la campagne à la suite des troupeaux. Un jour, Anna, jeune fille naïve, se joint à elles et Arturo s’y attache. Cette famille pétrie d’amour cherche surtout à protéger Arturo que menace la brutalité du monde…
Critique du film
La programmation du Festival du film italien de Villerupt ouvre, entre les lignes, d’étranges correspondances entre les cinématographies contemporaines italiennes et françaises. Certains films semblent, sinon se répondre, dialoguer. Anywhere anytime de Milad Tangshire propose un synopsis très proche de L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine, on lui souhaite la même acuité. Misericordia d’Emma Dante a t-il à voir avec le prodigieux dernier film d’Alain Guiraudie ? Inutile de faire durer le suspense, la réponse est non. Femme de théâtre et de cinéma, Emma Dante adapte ici pour l’écran une histoire née sur les planches. Entre mythologie et trivialité, Misericordia est une évocation de maternités accidentelles. Si le film déborde d’affects, il approche, par moments, une grâce infinie, taillée dans un archaïsme de violence.
Le sublime et le sordide
Soit une île méditerranéenne où la montagne n’accouche pas d’une souris mais creuse dans sa roche le berceau d’un bébé de chair et de sang. Le prologue de Misericordia associe d’emblée le légendaire à un réalisme cru. La mère a pu mettre au monde cet enfant avant de succomber aux blessures infligées par un mari violent. L’enfant grandit mais reste un enfant. Ses deux mamans d’adoption l’entourent d’un amour gigantesque. La famille recomposée vit dans un baraquement au milieu d’un taudis où se côtoient le sublime et le sordide. Bientôt une troisième mère, prostituée comme toutes les femmes de la zone, viendra compléter le tableau. Arturo est un farfadet privé de la parole. Son corps parle pour lui, sans répit. Le jour il danse et vibrionne, la nuit il convulse. Seule la peur panique que lui inspire celui qui impose sa loi, un proxénète cyclopéen, le met à l’arrêt.
Emma Dante croise ici deux veines du cinéma italien que l’on synthétisera à travers deux films : Affreux, sales et méchants d’Ettore Scola, pour sa peinture tragi-comique des laissés pour compte mais aussi son extravagance, et Heureux comme Lazzaro, pour son récit proche du conte et son portrait d’un « ange de l’Histoire ». La réalisatrice sicilienne ajoute des thématiques contemporaines et personnelles : la violence subie par les femmes et l’adoption (sujet qu’elle voulait aborder après avoir elle-même adopté un enfant). Autant dire que c’est un cinéma ardent qui prend des risques, notamment celui de la profusion. Et puis il y a la représentation de la différence. Arturo est avant tout un corps en mouvement, un tourbillon. Simone Zambelli jouait déjà le rôle sur scène, il est comédien mais aussi danseur et c’est plutôt du côté de la composition physique qu’il faut voir une performance. L’autisme n’est jamais mentionné mais il s’agit sans doute d’un trouble similaire qui affecte Arturo. De ses mouvements désordonnés, la mise en scène crée une chorégraphie disruptive, épuisante et prodigieuse. Ce garçon tient à la fois du Derviche et de Spiderman tant il est aussi à l’aise dans la volte qu’au milieu de la toile qu’il tisse lui-même avec des clous et des pelotes de laine (superbe scène d’apprivoisement avec Anna, la troisième maman).
Emma Dante affectionne les situations extrêmes, elles lui permettent de faire entrer dans son récit le bruit et la fureur qu’elle oppose, avec un sens consommé de l’outrance, à l’innocence et à l’amour. Dans Palerme, elle observait une situation figée, un interminable face à face filmé comme un western méditerranéen. Misericordia au contraire est un remous perpétuel où les ingrédients de la tragédie semblent contaminer une société malade de son patriarcat. Si Emma Dante entend le terme miséricorde dans une acception sans doute plus courante que Guiraudie, elle aussi met à mal la cellule familiale traditionnelle. Arturo a deux mamans puis trois. Betta, Nuccia et Anna sont à la fois mamans et putains, le déséquilibre d’Arturo est paradoxalement leur équilibre. Elles sont prêtes à le sacrifier pour lui offrir autre chose qu’une décharge à ciel ouvert pour terrain de jeu.
Misericordia épuise et séduit tout à la fois, c’est un film hors norme, qui cherche l’étincelle et trouve l’incendie. Emma Dante aurait sans doute pu lâcher un peu de lest sans perdre de sa générosité.