MULHOLLAND DRIVE
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour cette quarante-deuxième occurrence, nous avons tendu la plume à Pierre Langlais, journaliste à Télérama. Notre dernière carte blanche était consacrée à une série et du rapport complexe qu’un cinéphile peut avoir avec ce mode d’expression. Pierre, lui, est un spécialiste de ce médium, il est intervenant au Cercle séries pour sa revue. Pourtant c’est bien d’un film dont il a tenu à nous parler, un de ceux qui est le plus cher à son cœur, et qui a, en quelque sorte, ouvert en grandes pompes les années 2000.
Carte Blanche à… Pierre Langlais
Rares sont les films pour lesquels j’ai déchiré deux tickets. Zootopie – revu avec mes neveux – Fight Club, une poignée de classiques en festival… et Mulholland Drive, de David Lynch. Mon film préféré, s’il ne fallait en garder qu’un. Une expérience cinématographique incomparable, une claque de velours dans ma vie de spectateur, un cauchemar sensuel qui me hante chaque fois que mon regard croise l’étagère sur laquelle dort mon DVD.
Nous sommes en novembre 2001, je suis étudiant en lettres à la Sorbonne Nouvelle, ce qui me laisse le temps d’user ma carte UGC Illimité trois ou quatre jours par semaine. Je suis un matinal, j’enchaîne les séances de 10h, je mange de tout, des comédies, des blockbusters, des indépendants à l’Orient Express, ce cinéma des Halles qui tremble au passage des RER. La période n’est pas joyeuse, les cendres du 11 septembre ne cessent de retomber, couvrant de gris un monde inquiet, jusque Paris. Les rêves, mêmes troublants, sont les bienvenus.
Je veux devenir critique. J’ai beau aimer les séries, c’est le cinéma qui s’impose à moi. Critique de séries, ce n’est pas un métier. Critique de cinéma, voilà un noble sacerdoce. Ma connaissance des classiques laisse pourtant à désirer, alors j’essaye de me rattraper. David Lynch est encore un inconnu. J’ai loupé Twin Peaks, je n’ai jamais vu Elephant Man, pas plus que Blue Velvet. Dans la chambre d’ado de mon frère, il y avait un large poster de Lost Highway, le seul de ses films que j’ai vu à l’époque. Ou plutôt aperçu. Je n’en garde en mémoire que des éclats étranges, incompréhensibles. Alors je décide d’aller voir Mulholland Drive, qui vient de sortir. On me promet une claque…
Je m’installe dans une salle clairsemée de l’UGC Ciné Cité des Halles. Le film commence. Je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Je suis perdu. J’ai l’impression de regarder une équation indéchiffrable imaginée par un peintre fou. Je le sens, je le sais, c’est un chef d’œuvre qui s’étire, deux heures trente durant, sous mes yeux confus. Mais, d’abord intrigué, puis de plus en plus déboussolé, presque mal à l’aise, je souffre. Je n’ai pas les codes. Je m’énerve. Je me déconcentre. Je sors de la toile. Je remue sur mon siège. Quand le générique de fin débute, je suis survolté et agacé, je marmonne tout seul, à deux doigts de demander son avis à mon voisin, un parfait inconnu. Je rentre chez moi, traitant Lynch de tous les noms.
Plus j’y repense, plus je suis convaincu que j’ai raté quelque chose. Que David Lynch est un filou. Alors, parce qu’on ne me la fait pas, à moi, quelques jours plus tard, j’y retourne. Je rentre dans la même salle, je me plante comme un « i » dans mon fauteuil, j’ouvre grand les yeux. Et je comprends tout. Chaque scène prend sens. Chaque métaphore s’illumine. Chaque sous-texte s’éclaire. Mais bon Dieu mais c’est bien sûr, ce plan sur un oreiller, c’est le début d’un rêve ! Et la seconde partie du film, c’est la réalité cauchemardesque du personnage de Naomi Watts ! Je jubile pendant deux heures, jetant des coups d’œil amusés à mes voisins, visiblement aussi paumés que moi la semaine précédente. J’ai presque envie de me lever et de leur expliquer.
J’ai vu deux films. Mulholland Drive fasciné et Mulholland Drive captivé. J’ai été spectateur et joueur, emporté et en contrôle, inconscient et lucide. C’est au croisement de ces deux expériences que se loge le chef d’œuvre de Lynch – et son œuvre en général. Entre cauchemar et énigme. L’affiche du film recouvre aussitôt le mur de mon petit studio de la rue des Pyrénées – elle prend la place de Scream, Dancer in the Dark et Buena Vista Social Club. Quatre ans plus tard, quand je visite Los Angeles pour la première fois, mon premier réflexe est de louer une voiture et de sillonner de jour, puis de nuit, ce serpent d’asphalte qu’est Mulholland Drive.
Ce n’est peut-être pas un hasard si ce film est resté comme une expérience si forte dans ma vie de spectateur. J’ai appris, bien plus tard, qu’il s’agit d’une version retravaillée d’un pilote de série jamais commandé. Ce film immense aurait pu être le début d’un récit au long cours, d’une série, et prendre une autre place dans ma vie de spectateur et, plus tard, de journaliste. Ce n’est donc peut-être pas un hasard s’il m’a tant marqué, et s’il m’a fait découvrir Justin Theroux, qui deviendra bien plus tard le héros de The Leftovers, mon obsession sérielle. David Lynch est un sorcier. Avec Mulholland Drive, il m’a jeté un sort, qui n’a toujours pas pris fin…
Pierre Langlais
Découvrez toutes les contributions de nos invité(e)s dans Carte Blanche.