I AM NOT YOUR NEGRO
À travers les propos et les écrits de l’écrivain noir américain James Baldwin, Raoul Peck propose un film qui revisite les luttes sociales et politiques des Afro-Américains au cours de ces dernières décennies.
Critique du film
Au printemps 2017, quelques mois après la sortie du documentaire I am not your negro en France, Charlottesville est envahi par une descente aux flambeaux, initiée par les mouvements d’extrême droite américaine. “White Live Matters” scandent les manifestants blancs qui s’avancent torches et drapeaux confédérés à la main dans le campus universitaire. “Blood and Soil” chantent-ils : ce n’est pas une réappropriation, mais bien une réaffirmation de la terre américaine comme exclusivement blanche. L’image est volontairement intimidante, empruntant à l’imaginaire quasi-surnaturel du KKK, et rappelle, s’il le fallait encore, que les conflits raciaux n’ont jamais disparus des terres américaines.
Raoul Peck fait résonner dans son documentaire les mots inédits de James Baldwin dans Remember this house et dresse un état des lieux de la situation raciale des Etats-Unis, depuis les combats pour les droits civiques dans les années 60. A travers une multitude d’images d’archives, le cinéaste haïtien reconstruit le récit américain à travers le regard afro-américain. I am not your negro n’est pas tant une reconstitution du passé qu’une analyse du présent. Face caméra, James Baldwin dans ses nombreuses apparitions s’adresse droit dans les yeux à ses spectateur.ice.s, du passé comme du présent. Le temps n’est plus au didactisme lisse, mais bien à la prise de conscience : Baldwin interpelle frontalement les personnes blanches pour les mettre face à leurs propres responsabilités.
« Moi, j’ai eu à vous regarder toute ma vie et j’en sais plus long sur vous que vous sur moi. » Tout au long du documentaire, Raoul Peck fait résonner les voix noires, trop longtemps étouffée par la parole blanche, omniprésente et bruyante. Le récit fait s’entrecroiser les voix de Joey Starr (Samuel L Jackson en version originale) avec celle de James Baldwin, racontant les rencontres avec Malcolm X, Martin Luther King et Medgar Evers dans les années 60. La musique exprime elle aussi une parole essentiellement noire, passant du delta blues au jazz, et du rap aux spirituals, témoignant au passage de la richesse de la musique afro-américaine.
James Baldwin déconstruit les mythes américains à travers le prisme de la race, et révèle la pugnacité d’un racisme systémique, qui s’étend bien au-delà de l’esclavage. Il est ainsi bien naïf de considérer que seule l’Amérique de Trump est à l’origine des violences raciales. Sans doute car les Etats-Unis n’ont jamais guéris de la haine qui la gangrène depuis sa naissance. La racine se trouve profondément ancrée, remontant au massacre fondateur des Amérindiens, et demeure toujours aussi insidieuse. Pour Baldwin, l’image perpétue le racisme. Au cinéma, seul.e.s les blanc.he.s ont le droit de rêver. Les femmes blanches virevoltent innocemment tandis que John Wayne, grand héros blanc des Etats-Unis, massacre vaillamment les amérindiens sauvages et dangereux. Les noir.e.s eux n’existent qu’à travers un imaginaire blanc. Une représentation qui trouve ses racines dans le Jim Crow des minstrels shows, perçu comme un divertissement pour les blanc.he.s, et dont la figure profondément raciste sera réappropriée un siècle plus tard par Childish Gambino. Le cinéma, mais aussi la publicité et la télévision, confortent des stéréotypes racistes, fabriquant ainsi la figure du gentil esclave qu’est l’Oncle Tom, la mamma serviable et bienveillante et du délinquant; autant de personnages inoffensifs qui viennent conforter la domination blanche.
Enough is enough
“Vous n’avez jamais eu à me regarder” conclura Baldwin. L’image des noir.e.s dans les médias est biaisée par le regard blanc. Presque soixante ans plus tard, l’inclusivité à l’écran devient un débat central, et voit émerger des voix importantes comme celles de Jordan Peele, Spike Lee ou encore de Steve McQueen, même si le chemin demeure encore long. Bien conscient de la nécessité de la représentation à l’écran, Raoul Peck centre son documentaire sur le regard noir, et voit défiler dans ses dernières minutes les visages de plusieurs noir.e.s, débarrassé.e.s des clichés si tenaces et dangereux. Les regards croisent le nôtre, et nous force à l’affronter : plus question de détourner les yeux, il est désormais temps d’agir.
La finesse de l’analyse de James Baldwin est sans cesse corrélée à l’actualité par les images de Raoul Peck, qui souligne la ténacité du racisme à travers le temps. Les rues de Ferguson sont embrumées par les lacrymos, tandis que la violence policière, elle, est toujours aussi présente. Michael Brown ou George Floyd, Breonna Tayler ou Tamir Ryce, les récits se répètent et se ressemblent cruellement. La colère se manifeste dans les rues de Selma ou de Baltimore, avec la même volonté d’obtenir justice. Les crachats des blanc.he.s derrière le dos de la jeune Dorothy Counts, première étudiante noire à l’Université de Charlotte, résonnent tristement avec l’attentat dans une église de la communauté noire à Charleston par un suprématiste blanc. L’accumulation de violence à l’écran est difficilement supportable, mais représente un centième des violences raciales subies depuis des décennies par les communautés afro-américaines. Et elles doivent indigner.
Cette violence, il faut d’abord la nommer. Nommer pour ne jamais oublier. I am not your negro refuse l’appellation raciste dès son titre pour rappeler qu’il n’appartient à personne. Les noms se succèdent, témoins d’une époque, et rappellent l’impact majeur de leurs combats dans la vie politique mais aussi dans les communautés afro-américaines. Baldwin invite les afro-américain.e.s à s’interroger sur la manière de lutter, exposant le pacifisme de Martin Luther King et la colère de Malcolm X.
“Le tout est de regarder sa vie en face, de prendre ses responsabilités, et de la changer “ Le documentaire de Raoul Peck n’a pas vocation d’être simplement éducatif, mais il doit déranger, indigner, culpabiliser. Il est d’utilité publique, car il demande à ce qu’il soit écouté et entendu. Car prendre conscience de ses privilèges, c’est faire un premier pas dans la lutte antiraciste. Et celle-ci ne doit pas connaître de frontières.