NI LE CIEL NI LA TERRE
Afghanistan 2014. A l’approche du retrait des troupes, le capitaine Antarès Bonassieu et sa section sont affectés à une mission de contrôle et de surveillance dans une vallée reculée du Wakhan, frontalière du Pakistan. Malgré la détermination d’Antarès et de ses hommes, le contrôle de ce secteur supposé calme va progressivement leur échapper. Une nuit, des soldats se mettent à disparaître mystérieusement dans la vallée.
L’Homme et l’invisible
Le premier long-métrage du réalisateur et plasticien Clément Cogitore peut apparaître au départ comme un film de guerre classique, reprenant les codes modernes du genre notamment par son style qui se rapproche parfois du documentaire. L’action prend ainsi place en Afghanistan en 2014, alors que le retrait des troupes françaises est pour bientôt. Ni le ciel ni la terre dépeint une section surveillant une vallée reculée, dont le quotidien est relativement calme, dicté avant tout par l’attente et un dialogue parfois compliqué avec les populations locales. Mais là où on n’aurait pu s’attendre à une attaque pour venir dynamiser le récit (il y en a bien une, mais elle n’est pas significative), ce sont des évènements plus insidieux qui vont advenir. En effet, des hommes disparaissent les uns après les autres sans laisser de trace, chamboulant les certitudes aussi bien des occidentaux que des talibans qu’ils affrontent. Le choix d’une mise en scène réaliste (décors et lumière naturels) apparaît alors comme trompeuse. La nature aride et déserte baignée par la lumière écrasante du soleil, ou à l’inverse plongée dans une nuit noire, va créer une atmosphère très particulière, bousculant les repères spatiaux et temporels, et faire évoluer le récit vers le fantastique et le mystique.
Mais que l’on ne se méprenne pas, même si les disparitions vont être au cœur du récit, ce n’est pas leur origine qui va importer mais ce qu’elles vont révéler chez les personnages. En effet, une explication divine est donnée par un enfant de paysan au cours du film, mais ne met pas fin aux investigations des personnages. Le capitaine français, cartésien, réfute catégoriquement une origine mystique. Dans le camp opposé, les talibans, s’ils peuvent appréhender le caractère divin, ne peuvent se résoudre à ne pas le maîtriser, et cherchent ainsi dans les textes un moyen de ramener leurs hommes. Clément Cogitore interroge sur le rapport de l’homme à l’invisible. Un événement qu’il ne peut expliquer, et surtout dominer, et c’est tout son rapport au monde qui est chamboulé. Il peut redevenir humble, entrevoir la petitesse de sa place dans l’univers ; ou occulter les choses en se créant sa propre réalité, plus facile à appréhender.
Cette question du rapport à l’invisible et au monde trouve également sa pertinence dans la réflexion autour d’une guerre qui fait intervenir des hommes de cultures très différentes. Ni le ciel ni la terre montre deux camps qui s’affrontent sur une terre à laquelle ils tentent d’imposer chacun leur modèle, sans chercher à comprendre la vision de la population qui l’habite. Ainsi les deux camps se retrouvent incapables d’appréhender les explications des disparitions données par les paysans. Aveuglés par leur conflit, ils s’accusent d’abord mutuellement ; avant de décréter un cesser le feu pour tenter de retrouver ensemble leur disparus dans une quête pourtant vouer à l’échec. La guerre des hommes finit donc par sembler bien vaine au regard de l’indicible.
Une expérience éprouvante
Sans donner de réponses préconçues, le film offre une réflexion métaphysique dont la puissance est exacerbée par une mise en scène organique, envoutante, troublante où, comme évoqué plus haut, le surnaturel nait au cœur même de la réalité. Pas d’effets spéciaux, tout à lieu hors champ. Clément Cogitore joue avec l’invisible (la séquence de la « révélation » des talibans, la deuxième disparition…) pour mieux interroger le spectateur. Les multiples plans tournés avec des caméras thermiques prennent également des aspects irréels, tout comme certaines séquences de nuit.
Le casting concoure aussi à l’ambiance si particulière du film, Clément Cogitore exploitant particulièrement le langage du corps de ses acteurs. Autour d’un Jérémie Renier qui campe l’image-modèle de l’occidental sûr de lui, gravite toute une bande de nouvelles « gueules » du cinéma français : Swann Arlaud, Kévin Azaïs, Finnegan Oldfield, Marc Robert… La bande originale, elle, fait se côtoyer le baroque et l’électro, créant également une atmosphère hors du temps et propice au mysticisme. Ainsi, si Ni le ciel ni la terre invite bien évidemment à la réflexion, il n’en reste pas moins qu’il est aussi une véritable expérience cinématographique, dont on ressort physiquement éprouvé.
Les années 2010 auront vu nombre de films sur les conflits au Moyen Orient. Au même titre que Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, Un jour dans la vie de Billy Lynn d’Ang Lee, A war de Tobias Lindholm ou encore Armadillo de Janus Metz, Ni le ciel ni la terre, en pulvérisant les frontières du simple film de guerre, fait indéniablement partie de ceux qui resteront dans les mémoires.