NOUS
Une ligne, le RER B, traversée du nord vers le sud. Un voyage à l’intérieur de ces lieux indistincts qu’on appelle la banlieue. Des rencontres : une femme de ménage à Roissy, un ferrailleur au Bourget, une infirmière à Drancy, un écrivain à Gif-sur-Yvette, le suiveur d’une chasse à courre en vallée de Chevreuse et la cinéaste qui revisite le lieu de son enfance. Chacun est la pièce d’un ensemble qui compose un tout. Un possible « nous ».
Critique du film
En 1989, l’écrivain éditeur François Maspero et la photographe Anaïk Frantz ont voyagé pendant un mois, suivant la ligne du RER B, s’arrêtant de gare en gare afin de prendre le pouls d’une banlieue déjà en pleine mutation. Cette expérience donna lieu à un livre, Les Passagers du Roissy-Express, carnet de bord à quatre mains, portrait sociologique et urbanistique d’un au-delà parisien aussi inconnu de l’écrivain que la Chine qu’il avait arpenté de long en large. « Que sais-tu de la manière dont on vit à une demi-heure des tours de Notre-Dame ? » se demandait-il en guise de programme. En 2017, la sociologue Marie-Hélène Bacqué et le photographe André Mérian concrétisèrent leur désir de revisite dans un nouvel ouvrage : Retour à Roissy, un voyage sur le RER B.
30 ans après François Maspero, Alice Diop choisit à son tour de monter dans le train régional pour brosser le portrait kaléidoscopique des lieux qu’il dessert et relie. Parmi ceux-ci, la cité de son enfance. Nous est un film à la première personne qui interroge tous les collectifs, du toi + moi jusqu’au précipité d’Humanité en passant par la famille. C’est, plus que tout, un film qui tire sa puissance de la douceur de son regard. Construit comme un puzzle, le film considère chaque pièce de celui-ci comme unique et indissociable d’un ensemble, tout en posant le constat d’une irrémédiable étanchéité entre des vies voisines mais étrangères, à jamais parallèles comme les rails du RER. Il ressort du film un sentiment vertigineux de complétude et d’impuissance.
Alice Diop n’est pas écrivain ni sociologue, mais cinéaste. Elle ne cherche pas à effacer ou contraster des dissemblances qui finissent par composer un kaléidoscope de vies aussi disparates que complémentaires. Rien de commun entre les personnes qui se succèdent devant sa caméra, toutes artificiellement reliées par une voie ferroviaire qu’elles n’empruntent peut-être jamais. Rien sauf le regard de la réalisatrice qui, par la force d’une tendresse sans exclusive, tient lieu de ciment là où la République vacille parfois. Contrairement au voyage effectué par François Maspero, celui d’Alice Diop n’est pas linéaire mais éclaté par un montage où les séquences évoquent tour à tour un mécanicien malien vivant dans une camionnette, des fidèles assistant en la basilique de Saint-Denis à une messe de commémoration de la mort de Louis XVI, un grand-père et son petit-fils préparant et suivant une chasse à courre. Béton et forêt, cité et campagne, blancs et noirs, jeunes et anciens. Pas de « nous » sans « et ».
La cinéaste intervient en voix off alors que des images d’archives familiales recentrent le film autour d’une mémoire personnelle qui n’oublie jamais de s’inscrire dans un mouvement plus vaste qui retrace une histoire de l’immigration : italienne, maghrébine, africaine. Espace et temps. Alice Diop n’a plus ses parents. Restent des traces, par exemple ce film amateur réalisé par une sœur où la mère n’apparaît que furtivement. Plus tard, interrogée par sa fille, le père se souvient être arrivé à Marseille le 16 mars 1966, puis n’avoir jamais chômé. Aujourd’hui les parents reposent au Sénégal après avoir cotisé toute leur vie à la caisse des morts. Alice évoque le jour où il a fallu dire au père qu’elle, née ici, serait en rupture avec cette tradition.
Les migrations ne sont pas moins fortes quand elles sont « simplement » intra-hexagonales, motivées par le pouvoir d’attraction de la capitale. C’est le cas de cette dame bretonne dont s’occupe la sœur d’Alice filmée dans sa tournée en zone pavillonnaire d’aide à domicile. Une vie sauvée par l’amour au seuil de la mort. C’est aussi le cas de Pierre Bergounioux qui a quitté sa Corrèze natale pour enseigner toute sa vie en région parisienne. Filmé dans sa maison de Gif-sur-Yvette, rejoint à l’image par la réalisatrice, qui le temps d’une séquence se met en scène pour affirmer l’héritage d’une œuvre consacrée à mettre en valeur les petites vies, l’auteur lit un extrait de ses Carnets.
Cette lecture agit comme un révélateur de toutes les forces souterraines qui remplissent le film : diversité des regards sur le monde animal que l’on se place du point de vue du chasseur ou de l’écrivain observateur du quotidien, les liens à la mère perdue ou éloignée (le mécanicien malien n’est pas retournée dans son pays depuis 20 ans, les musiques diégétiques qui accompagnent les uns et les autres, bande son à l’éclectisme gracieux qui trouve une forme d’apothéose dans la chanson choisie par Alice Diop pour conclure son film : Ma France de Jean Ferrat. Il faudrait reproduire ici le texte complet pour prendre la mesure de la pertinence de ce choix. On se contentera d’une strophe :
« Picasso tient le monde au bout de sa palette
Des lèvres d’Éluard s’envolent des colombes
Ils n’en finissent pas tes artistes prophètes
De dire qu’il est temps que le malheur succombe
Ma France »
Nous est le précieux témoignage d’une artiste qui ose ne pas tenir de discours, évitant toute banalité, tout simplisme, regardant en face la beauté composite d’un bout de pays, ici affectueusement assemblé sans illusion de rassemblement. À la première personne du pluriel, la chaleur est permise, au risque de l’altérité.
Bande-annonce
16 février 2022 – De Alice Diop