ON CONNAÎT LA CHANSON
Carte blanche est notre rendez-vous pour tous les cinéphiles du web. À nouveau, Le Bleu du Miroir accueille un(e) invité(e) qui se penche sur un thème cinématographique ou audiovisuel qui lui est cher. Pour ce quarante-septième rendez-vous, nous avons l’honneur d’accueillir la prose de Damien Leblanc, Journaliste cinéma/séries pour Première et Trois Couleurs. Il choisit de replonger dans un film cher à son cœur, On connaît la chanson d’Alain Resnais, qui confrontait brillamment ses personnages aux illusions de leur époque et aux angoisses d’une fin de siècle…
Carte Blanche à… Damien Leblanc
On connaît la chanson est le parfait exemple d’un film pour lequel je nourris une forte affection sans jamais avoir pris le temps de vraiment en analyser les raisons. Le fait d’avoir découvert cette œuvre au cinéma à l’adolescence doit jouer un rôle non négligeable dans cet attachement et je me souviens avoir pris beaucoup de plaisir face à ce film musical qui possédait aussi sa part d’étrangeté (à l’image de ces méduses en surimpression qui font office de transition dans la dernière partie). Mais ma fascination pour ce long métrage s’est ensuite accentuée au fil du temps et des visionnages : plus je découvrais le cinéma d’Alain Resnais, plus la place d’On connaît la chanson dans la filmographie de ce grand cinéaste me semblait autant singulière qu’essentielle.
La fin de siècle selon Alain Resnais
Avec le recul, savoir qu’On connaît la chanson est le dernier film réalisé par Alain Resnais au vingtième siècle (il est sorti sur les écrans fin 1997 et il faudra attendre 2003 pour que le cinéaste revienne avec Pas sur la bouche) permet d’y déceler un passage de témoin entre deux époques.
Dernière contribution du réalisateur d’Hiroshima mon amour et de L’Année dernière à Marienbad à un siècle cinématographique qu’il aura marqué de son empreinte, On connaît la chanson se charge ainsi d’une valeur historique certaine et reste d’ailleurs le plus gros succès au box-office du cinéaste disparu en 2014. Le film constitue également la deuxième et dernière collaboration entre Alain Resnais et le duo de scénaristes Agnès Jaoui/Jean-Pierre Bacri, quelques années après le diptyque Smoking/No Smoking. Et l’alliance fit des étincelles puisque, en plus des 2,6 millions d’entrées dans les salles françaises, On connaît la chanson empocha 7 César dont celui du meilleur film.
Une des différences avec Smoking/No Smoking est notamment le fait qu’Agnès Jaoui et Jean-Pierre Bacri jouent cette fois dans le film ; la popularité acquise par le duo l’année précédente avec Un air de famille de Cédric Klapisch bénéficia grandement au succès de cet opus d’Alain Resnais, ce à quoi il faut bien sûr ajouter l’ingénieux concept du film qui consiste à faire entendre de nombreuses chansons populaires en play-back.
Outre ces divers éléments ayant contribué à la notoriété d’On connaît la chanson, je suis donc frappé aujourd’hui par le pouvoir jovial et l’harmonie artistique que ce film choral conserve plus de vingt ans après sa sortie. Pour commencer, la galerie de personnages s’avère hautement savoureuse : les six protagonistes principaux, dont les routes se croisent au gré des hasards et des rencontres, se caractérisent tous par des insuffisances et des imperfections rendues passionnantes par le regard d’Alain Resnais. D’entrée de jeu, Nicolas (Jean-Pierre Bacri) et Camille (Agnès Jaoui) manquent de se rentrer dedans dans la rue, semblent gênées de se croiser et peinent à se souvenir de leurs prénoms respectifs. Voilà deux personnes paraissant décontenancées à l’idée de se retrouver dans un film (« Ah ben ouais, dis donc, qu’est-ce que tu fais là ? ») et de devoir y jouer un rôle. On connaît la chanson excellera ainsi tout du long à dépeindre des individus désorientés qui cherchent leur place. Dans la même logique, Simon (André Dussollier) exerce deux métiers différents – il écrit des pièces pour la radio mais a aussi un emploi d’agent immobilier qu’il déteste – et ne sait jamais par laquelle de ces activités se définir quand il se présente, signe de son tiraillement et des masques qu’il porte selon les contextes. Le patron de Simon, Marc Duveyrier (Lambert Wilson), sera également pris pour quelqu’un qu’il n’est pas : Camille le voit se moucher alors qu’il est en pleine conversation téléphonique et elle croit qu’il sanglote suite à une rupture amoureuse, ce qui a pour effet d’attendrir la jeune thésarde. Induite en erreur, Camille nouera par la suite avec Marc une relation sentimentale basée sur un malentendu que lui ne dissipera jamais.
Le concept du film, qui fait s’immiscer au cœur des conversations des chansons populaires que les comédiens ne font qu’articuler en play-back, se révèle alors aussi jubilatoire que justifié. Car ces célèbres tubes se parent d’une fonction narrative nouvelle qui leur permet de se détacher du cadre originel auquel ils pouvaient jusque-là être réduits… de la même manière que les personnages du film souhaiteraient se détacher de l’image factice dans laquelle ils se sentent enfermés. Les voix d’Édith Piaf, Alain Souchon, Sheila, Serge Lama, France Gall ou Alain Bashung se voient donc exposées à la même dualité que les protagonistes, ce qui donne lieu à des situations iconoclastes, où l’art du décalage et l’expérimentation formelle fonctionnent à merveille. Il faut par exemple voir Claude (Pierre Arditi) se plaindre dans sa cuisine à travers la chanson Et moi dans mon coin de Charles Aznavour pour mesurer toute la lassitude blasée de ce mari isolé dans ses mensonges qui tente de faire bonne figure comme époux d’Odile (Sabine Azéma) mais qui la trompe avec une autre femme.
Écrin parisien
Remarquable aussi est le portrait que le film fait du Paris de la fin des années 1990, en captant à sa façon des fragments de vie citadine surmenée. Ces rues parisiennes de la fin du millénaire, pas encore assaillies par les smartphones, s’avèrent relativement tranquilles mais ses habitants sont déjà gagnés par un surmenage et des frustrations en tous genres s’apparentant à une forme de burn-out. Les personnages d’André Dussollier et Agnès Jaoui se disent à un moment déçus par la qualité des sandwichs qu’ils ont achetés lors d’une rapide pause déjeuner tandis que le personnage de Jean-Pierre Bacri est un hypocondriaque notoire qui fait le tour des médecins de la ville pour savoir de quel mal il est atteint. On apprendra finalement que ces trois protagonistes souffrent de dépression. Car dans cet univers où l’ascension sociale n’est pas chose aisée et où la crise de l’emploi se fait sentir, un parfum d’éternelle insatisfaction flotte dans l’air. Mais les personnages d’On connaît la chanson n’évoluent pas moins dans un écrin parisien dont ils ont conscience de la valeur historique et du raffinement architectural.
De fait, le film accueille naturellement en son sein la prédilection d’Alain Resnais pour l’Histoire. La première séquence se situe pendant la Seconde Guerre mondiale et on y voit le général allemand von Choltitz – célèbre figure historique qui refusa de détruire Paris – se mettre soudain à chanter J’ai deux amours avec la voix de Joséphine Baker avant qu’on ne comprenne que c’était le sujet de la visite guidée que Camille mène avec des touristes. Par cette façon ludique d’intégrer la mémoire de la guerre (un thème majeur de la filmographie d’Alain Resnais) et d’indiquer à quel point l’Histoire habite le paysage parisien quotidien, On connaît la chanson joue d’emblée sur plusieurs niveaux. À la fin de la visite, Camille se fait d’ailleurs photographier Place de la Concorde par des touristes japonais et échange avec eux des Arigatô ; voilà qui pourrait presque passer pour une réminiscence d’Hiroshima mon amour, film sorti en 1959 qui marqua la consécration d’Alain Resnais et mit en lumière son approche unique des tragédies du vingtième siècle.
Ode à la variété et la variation, On connaît la chanson multipliait les configurations musicales et inventait des figures cinématographiques mémorables. On se prend ainsi à penser que la performance de Lambert Wilson en goujat prétentieux et antipathique annonçait en quelque sorte le rôle du Mérovingien que l’acteur tiendra quelques années plus tard dans Matrix Reloaded et Matrix Revolutions. Le personnage de Simon, merveilleusement joué par André Dussollier, est quant à lui féru de promenades parisiennes et le comédien interpréta ensuite logiquement la voix-off du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain, autre film mettant en valeur les déambulations dans la capitale.
Crémaillère
J’aimerais enfin insister sur l’excellent dernier acte du film, situé durant la pendaison de crémaillère d’un appartement. Cette longue conclusion, où tous les personnages se trouvent réunis dans un même lieu afin que chacun puisse enfin se révéler à lui-même, retranscrit parfaitement l’atmosphère d’une soirée mondaine, avec son flottement généralisé, son rythme indolent et son jeu social où chaque conversation traduit toujours en filigrane une lutte de pouvoir. Au-delà sa réussite narrative, la séquence propose là encore un savoureux témoignage de son époque car je m’imagine aisément face aux invités de cette soirée que la plupart d’entre eux votaient pour Lionel Jospin. L’année 1997 fut en effet celle des élections législatives qui virent la victoire de la gauche plurielle et marquèrent le début de la cohabitation entre le Président Jacques Chirac et son Premier ministre Lionel Jospin. Et il me semble qu’On connaît la chanson restitue plus ou moins consciemment l’atmosphère politique de ces années-là et que les personnages d’André Dussollier, Sabine Azéma, Agnès Jaoui ou Pierre Arditi représentent des électeurs jospinistes en puissance.
Le découpage en saynètes de cette séquence de crémaillère situe par ailleurs ce dernier acte du film quelque part entre le genre théâtral, la sitcom ou le programme comique court (des séries comme Un gars, une fille ou Caméra café débarqueront une poignée d’années plus tard à la télévision française). Mais si ce jeu avec les formes et ce dispositif esthétique auraient pu s’avérer « plan-plan », Alain Resnais y insuffle une vitalité rare et y intègre un brutal cauchemar visuel où l’enfer du béton s’impose à Sabine Azéma quand elle apprend l’existence d’un projet de construction d’immeuble en face de l’appartement qu’elle vient d’acheter. Si ce twist est au fond assez minimaliste, il permet de modifier tous les équilibres entre les protagonistes et de donner des allures de fable morale à cette conclusion où les masques tombent enfin les uns après les autres : si le personnage de Lambert Wilson connaît une chute irréversible, le vague à l’âme des autres personnages est combattu à coups de Téléphone, de Julien Clerc et de Claude François…
Le film choisit alors de se terminer sur les images de l’appartement déserté au lendemain de la fête. Le père d’Odile et Camille, personnage secondaire interprété par Jean-Paul Roussillon (le doyen des acteurs du film), apparaît. L’expérimenté Alain Resnais, 75 ans au moment de la sortie du film, s’adresse-t-il en personne aux spectateurs à travers le regard caméra final de Jean-Paul Roussillon ? La dernière réplique, « Tiens, ça me rappelle quelque chose, ça. Il y a quelqu’un qui la connaît cette chanson ? », résume en tout cas admirablement l’esprit du film, donne l’impression d’assister à un quiz géant et joue avec l’expression « connaître la chanson » en considérant le public comme une entité à qui on ne la fait pas, capable d’identifier l’histoire à laquelle il vient d’assister et d’y reconnaître les mécanismes d’un conte où les mêmes comportements humains se répètent et se reproduisent.
Mais en passant par l’utilisation de chansons populaires pour raconter cette société française de la fin des années 1990 qui tourne légèrement en rond, On connaît la chanson confrontait brillamment ses personnages aux illusions de leur époque et aux angoisses d’une fin de siècle où un pays en apparence aisé et stable commençait à être gagné par la crise psychologique et la fracture morale avant que n’arrivent les bouleversements des années 2000 et du nouveau millénaire.
Damien Leblanc
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