PASSE MONTAGNE
Serge, mécanicien, vit dans un hameau du Jura. Sur l’autoroute, il fait la connaissance de Georges, architecte parisien en panne. Serge remorque puis héberge Georges. Ils se lient d’amitié et Serge lui parle de sa quête : il cherche une vallée inconnue, la combe magique.
Cinéma sans balise
Après avoir fait, en autodidacte (il est diplômé d’HEC), tous les métiers du cinéma au service de François Truffaut, Jacques Rozier, Jacques Rivette ou Alain Cavalier, Jean François Stévenin décide, à 35 ans, de passer à la réalisation. A peine le tournage de L’Argent de poche terminé, il emmène Yann Dedet (monteur) et Stéphanie Granel (assistante montage) dans le Jura. Commence alors une longue phase de préparation et d’imprégnation au cours de laquelle Stévenin et ses acolytes cherchent un financement et une meilleure connaissance des lieux et de ses habitants. Stévenin est jurassien d’origine mais ses études et le cinéma l’ont éloigné de ses terres natales. Toute l’aventure du film a été racontée par Yann Dedet dans Le Point de vue du lapin : le roman de Passe montagne (Editions P. O. L. , 2018), formidable témoignage d’un processus créatif hors norme.
Dire que Passe montagne est une curiosité relève à la fois de l’évidence et de la litote. Le générique défile en incrustation sur une carte géographique où l’on suit un parcours autoroutier. Puis, avant la première image, ces mots introductifs :
L’ A6 file de Paris à Nice, protégée de péages étanches et de grillages coupés de portes de service bien cadenassées. Non loin de la ville de L. au kilomètre X. elle frôle une contrée forestière particulièrement isolée.
En découdre avec le cinéma
Dès les premières séquences, on est plongé dans un univers sombre ou l’indiscernable le dispute à l’impénétrable. Les images nocturnes sont transpercées de lumières lointaines et énigmatiques. Stévenin évite soigneusement les plans d’ensemble. L’exposition, connaît pas ! Fuyant comme la peste tout ce qui se rapproche d’une fabrication, il coupe au montage tout élément explicatif de la grammaire cinématographique : entrées et sorties de cadre, plans de coupe, champs, contrechamps…
Roi de la diagonale et du court-circuit, Stévenin soigne avant tout le tempo. Il cherche un souffle, une matière dans laquelle installer et perdre ses personnages. Il filme de longs plans séquences patiemment élaborés pour mieux les découdre. Stévenin ne «fait» pas du cinéma, il en découd avec lui.
Quand Serge et Georges se croisent, ils se reconnaissent. La panne arrange le coup mais, au premier regard, une tension allume le film. En suivant le sigle posé sur le capot de la Mercedes de Georges, Serge pourrait bien trouver une direction. De son côté, Georges fait un pas de côté dans sa vie, ouvre une parenthèse régressive et métaphysique. Avec ce personnage, c’est tout le hors-champ d’une France citadine qui semble infiltrer le Jura comme un extra territoire, une chose abstraite. Jean-François Stévenin interprète lui-même Serge et c’est Jacques Villeret qui campe Georges. Les deux comédiens composent, à l’écran, une étrange alchimie (une « bizarre balance » selon le vocabulaire stéveninien). A l’un l’énergie concrète, les gestes précis, à l’autre le déséquilibre de la découverte, les silences lunaires.
Sublimation du réel
Passe montagne a pour sujet un double apprivoisement, celui entre les deux hommes, durant la première heure, et celui entre le film lui-même et les indigènes (le film est dédié « aux Indiens »). Dans une position d’inconfort, le spectateur observe les mouvements d’approche. On se dit alors que ça peut rater et le syndrome de l’asymptote évoqué par Georges renforce cette vulnérabilité. On ne serait pas plus surpris que ça de voir le film, alors, s’arrêter net.
Dans les décors tarabiscotés de la maison de Serge, Georges trouve ses marques et découvre les dessins d’un drôle d’objet volant. Projet d’une vie, cet oiseau de bois et de métal que Serge construit patiemment, doit être le véhicule qui le mènera vers la combe magique qu’il s’est donné pour but de débusquer. Il suffit d’un plan de l’engin, en contre-plongée, pour inscrire le film dans un imaginaire d’aventurier. Il y a l’idée d’une potentielle claustrophobie, même au coeur de la montagne jurassienne. Irréfragable liberté que le format scope amplifie. Et puis l’idée d’une sublimation du réel par la possibilité d’un ailleurs, même chimérique, même bricolé.
Feu intérieur
Dans sa seconde partie, le film bascule définitivement dans une loufoquerie où alternent scènes à dimension ethnographiques et embardées forestières. Point d’orgue d’une captation fidèle de l’ultra local, la scène du chien qui chante conclut une séquence démentielle à l’intérieur de l’auberge où l’alcool et les filles ajoutent de l’intensité à la bravoure. Villeret, mi goguenard, mi halluciné, accorde son jeu au reste de la troupe. Légèrement à l’écart, Stévenin, en quelques regards, semble prendre un plaisir fou (est-ce le personnage ou le réalisateur ?) à voir la sauce prendre. Le film touche alors au grandiose, les dialogues se superposent, voix éruptives, langues et accents mêlés. Stévenin travaille le son comme une composante primordiale. Les hurlements d’un moteur de voiture, le grognement d’un sapin abattu, les tranches de silence et la cacophonie des conversations d’où émergent des bouts de phrases signifiants, parfois simplement des mots.
La musique du film est également présente dans le montage. Stévenin coupe une scène comme on finit une phrase sur une intonation montante, il tient un souffle, maintient une combustion dans un enchaînement qui ne trouve sa logique que dans ce feu intérieur dont il est le principal conducteur. Longtemps, Stévenin et ses collaborateurs ont cherché une musique additionnelle. Finalement, c’est le thème composé par Philippe Sarde pour Barocco (André Téchiné, 1976) qui est repris, trois petites notes qui viennent conférer à l’atmosphère d’étrangeté du film une amplitude supplémentaire. Truffaut parlera de « baroquerie forestière » à classer dans le genre « fantastique paysan ».
Passe montagne est un film inracontable, matière filmique trouée d’images indélébiles qui tamponnent la mémoire d’une encre sympathique. Substantifiquement culte. Jean-François Stévenin sculpte un cinéma sans recette, raison pour laquelle il n’a signé que trois longs-métrages. Les années passant, l’espoir d’en découvrir un quatrième s’amenuise. Raison de plus pour voir, revoir et faire découvrir Passe montagne mais aussi Double messieurs (1986) et Mischka (2002). On signale l’indispensable coffret collector édité en 2018 par ESC.