PIERRE FEUILLE PISTOLET
Critique du film
Avec un simple dispositif de caméra embarquée, Maciek Hamela réussit à filmer à la fois l’urgence et la patience. Au fil des voyages, les destins se croisent et se racontent dans une voiture qui finit par ressembler au tonneau des Danaïdes. En résulte un film d’action, dépourvu de pathos, témoignage essentiel des conséquences de l’invasion russe sur la population ukrainienne.
L’effroi et la désolation
Des femmes et des hommes de tous âges, résignés à tout abandonner, acculés à la fuite, se succèdent sur les huit sièges que renferment le véhicule. À l’avant, le réalisateur – cameraman et conducteur. Depuis l’habitacle, nous sommes témoins de drames intimes et familiaux tandis que les paysages extérieurs défilent, spectacle d’effroi et de désolation. Âmes en miettes et villes en pièces forment un champ de ruines sur lequel, néanmoins, le film insuffle une force de vie phénoménale. Dans le fracas des vies brisées, les sentiments les plus divers se succèdent et se superposent : le mutisme de certains, les larmes discrètes mais aussi une forme irrationnelle d’optimisme. Ainsi, des femmes qui déclarent avoir toujours rêvé de découvrir Paris, réussissent à sourire. La dignité de ces personnes, réunies par hasard sur les routes de l’exode, force le respect.
Hamela, en liaison téléphonique avec des personnes relais, se fraye un itinéraire entre les points de contrôle et les pièges du parcours. Une ligne de mines miraculeusement repérée dans le profond de la nuit, un pont coupé en deux par le milieu, un char calciné, le couloir humanitaire dessine une ligne fragile entre la vie et la mort.
Les vies, celles des enfants pour qui les parents disent trouver la force d’affronter l’aventure de l’exil. Enfants secrètement traumatisés dans la bouche desquels le vocabulaire de la guerre s’immisce comme un venin. Pierre, feuille… pistolet. Ce qui ne les empêche pas de s’émerveiller dès que la mer surgit à l’horizon. Sanya et Sofia sont deux fillettes agées de 5 ans, la première a perdu la parole, la seconde brandit comme un talisman un bout de papier sur lequel sa maman a écrit un mot de présentation au cas où elles seraient séparées. Au contact l’une de l’autre, elles ne tardent pas à retrouver le goût du jeu et de l’insouciance.
On reviendra se baigner
Les arrêts effectués pour prendre de nouveaux passagers donnent lieu à de déchirantes scènes de séparation. Une grand-mère regarde partir sa fille et ses petits-enfants, la seconde d’après ressemble à un trou noir. Un père et mari étreint sa petite famille. Lui reste pour s’engager volontaire dans l’armée ukrainienne. Combien de battements de coeur séparent l’au revoir de l’adieu ?
Les séquences se succèdent sans repère chronologique ou géographique. Seuls les propos des passagers permettent de situer le temps et l’espace. Cette femme par exemple qui témoigne du siège de Marioupol où elle vient de passer un mois terrée en sous-sol. Elle témoigne du drame familial : une mère décédée, un père amputée des doigts, brûlés vifs pour avoir essayer de retirer le corps de son épouse de l’emprise des flammes. Elle semble régurgiter ce récit sans affect alors que devant elle, une autre femme s’effondre en larmes. Nul ne part sans espoir de retour. « On reviendra se baigner quand la guerre sera finie » promet une maman à son enfant.
Zone de sécurité, la voiture se transforme au besoin en ambulance lorsqu’il faut conduire en urgence une femme, ressortissante du Congo, à l’hôpital le plus proche. Le film se tient en équilibre entre les vies suspendues qu’il transporte et les lignes de fuite qu’il ouvre. C’est la position de réalisateur/chauffeur qui permet cela. Dans un programme cher à Abbas Kiarostami, le film et le véhicule finissent par se confondre, creusant une belle aporie entre des vies à l’arrêt et un mouvement perpétuel. Familles décimées, éclatées. La séquence de retrouvailles qui conclut le film a des allures de mirage, d’oasis. Le véhicule repart, vide. Espace hanté pour longtemps.
Bande-annonce
8 novembre 2023 – De Maciek Hamela