RICARDO ET LA PEINTURE
Critique du film
Après sa trilogie du mal (Général Idi Amin Dada en 1974, L’Avocat de la terreur en 2007 et Le Vénérable W. en 2016), Barbet Schroeder ouvre avec ce film, et a 80 ans passés, une trilogie du bien. Ricardo Cavallo est son ami depuis 40 ans, ce film est donc le fruit d’un long compagnonnage. C’est ainsi que la caméra de l’un semble capter l’essence de l’autre dans son absolu naturel. Une des grandes réussites de ce film est d’ouvrir, d’emblée, un espace de confiance dans lequel on s’engouffre avec gourmandise. Un peu moins de deux heures plus tard, on quitte les deux hommes à regret mais éblouis.
Complètement à l’Ouest
Avec sa chemise blanche maculée de taches de couleurs, son gilet et son barda, c’est une silhouette anachronique qui déambule sur les rochers d’une cote bretonne. L’homme est chenu mais se déplace avec vigueur. Nous n’avons pas encore fait connaissance mais ce corps, déjà, semble mu par un feu intérieur.
« La peinture prend tout » dit Pieter dans Le Grand chariot de Philippe Garrel, personnage à la fois habité et détruit par une vision d’un art sans concession. Ricardo Cavallo ne l’a pas appris à ses dépens, il a toujours tout donné à son art. La vie de l’homme s’est organisée, enroulée devrait-on écrire, autour de celle du peintre. Surpris et amusés, nous apprenons, au fil des entretiens (jamais figés, toujours saisis dans le mouvement de la vie) qu’il mange, depuis l’âge de 14 ans, du riz à tous les repas, matin, midi et soir. Deux avantages : le temps de préparation et l’économie. Aujourd’hui reconnu, sa peinture le fait aisément vivre mais cette habitude n’a pas changé. De même, il ne chauffe pas son appartement de Saint-Jean-Du-Doigt où il s’est installé il y a 20 ans, pour ne pas subir de choc thermique quand il sort peindre la nature. Ricardo est entré en peinture comme d’autres entrent dans les ordres.
Schroeder met en scène les coulisses du tournage, faisant de ce dernier une petite aventure collective. Lui-même est présent devant la caméra, octogénaire moins ingambe que jadis mais cinéaste soucieux d’honnêteté et de transparence. De ces pastilles qui rythment le montage, émane un doux parfum d’Agnès Varda et de liberté.
De la Bretagne à Paris, de musées en souvenirs, Ricardo et Barbet retracent une histoire de la peinture telle qu’elle a façonné l’oeil du peintre et remontent le cours de sa vie. Le vertige originel a lieu en 1978 lorsque Ricardo, à peine arrivé de son Argentine natale qui étouffe alors sous la dictature de Videla, découvre au Musée du Prado de Madrid, les tableaux de Velazquez. À l’église Saint-Sulpice, les deux hommes s’attardent devant La Lutte de Jacob avec l’ange, l’occasion pour Cavallo de souligner la modernité de Delacroix qui annonce, par touches, Van Gogh. L’artiste se place dans l’héritage le plus ancien de l’histoire de l’art : le 16e siècle des frères Caracci, pionniers de la peinture en extérieur et même jusqu’au premier siècle de l’Égypte romaine et des Portraits du Fayoum dont il a gardé la technique de peinture sur plaques de bois enduites de tissu. Ainsi, les immenses tableaux de Ricardo Cavallo se composent, tel un puzzle, par associations de petites plaques de 19 par 24 centimètres dont quatre seulement sont disposées sur son chevalet. Œuvre paroxystique de cet art à la fois composite et monumentale, Systole et diastole, 225 panneaux représentent une vue à 360° de la baie de Morlaix sur plus de 9 mètres de long. Barbet Schroeder s’amuse à les déployer dans une translation infinie inventant au passage le plan panoramique en caméra immobile, et l(on peut y voir un clin d’œil à Jean-Luc Godard qui déclarait refuser l’usage du zoom puisque la peinture ne le possédait pas.
Qu’il parle de ses lectures récentes, d’un hêtre roux ou de son arrivée à Paris dans une chambre de bonne de Neuilly (qu’il a conservée, merveilleuse séquence de descente de tableaux dans l’étroite cage d’escalier), Ricardo semble porté par une indéfectible passion. Son goût du partage et de la transmission a trouvé à qui parler dans la petite école qu’il a ouverte, gratuitement, pur les enfants de son village. On ne saurait trouver meilleur guide.
Film d’amitié et de légèreté, d’énergie et de contemplation, Ricardo et la peinture est avant tout un havre d’humanité et un bonheur de montage délié. Un seul reproche nous trotte en tête, à propos du titre auquel il nous semble qu’une lettre manque. Car, sans aucune restriction, Ricardo EST la peinture.
Bande-annonce
15 novembre 2023 – De Barbet Schroeder