ROSEMARY’S BABY
Malgré les conseils de leur vieil ami Hutch, Guy Woodhouse et sa jeune femme, enceinte, s’installent dans un immeuble new-yorkais vétuste, considéré par leur ami comme une demeure maléfique. Aussitôt, leurs voisins, Minnie et Roman Castevet, vieux couple d’Europe centrale, imposent leur amitié et leurs services. Si Guy accepte facilement ce voisinage, Rosemary s’en inquiète…
Vade retro Satanas ?
Véritable référence du cinéma fantastique et d’horreur, Rosemary’s Baby, réalisé par le franco-polonais Roman Polanski en 1968, a fait l’objet d’un véritable scandale lors de sa sortie aux Etats-Unis. Réalisé au moment des mouvements culturels et politiques de la fin des années soixante, le film aborde frontalement la question du christianisme et du satanisme au sein de la bourgeoisie WASP américaine. Alors que les Etats-Unis sortaient d’une violente période de maccartisme paranoïaque frôlant parfois l’antisémitisme, la bourgeoisie conservatrice a reçu d’un très mauvais oeil ce film, qui constitue la première oeuvre hollywoodienne de Polanski, de confession juive et originaire d’Europe de l’Est. Il ne s’agit pas ici d’aborder spécifiquement la question de l’antisémitisme américain confronté à la carrière américaine de Polanski, mais plutôt de retenir l’idée que Rosemary’s Baby est avant tout une oeuvre qui détruit les conventions et les valeurs d’apparat de la bourgeoisie américaine, révélant l’envers angoissant et démoniaque d’un décor fait de carton-pâte. En accord avec l’essence du genre horrifique, Rosemary’s Baby montre ce qui ailleurs n’a pas de légitimité à être montré, voire même proposé : la bourgeoisie comme l’oeuvre du Diable, le Diable comme l’oeuvre de la bourgeoisie. Glaçant.
La mise en scène d’un monde possible
En effet, Rosemary’s Baby repose sur l’idée d’un dédoublement du monde. Sous-jacent à cela, se pose la question de l’existence du Diable. Ainsi, l’enjeu principal du film consiste à savoir si Rosemary attend bel et bien un enfant du démon. À partir de là, toutes les conventions de notre monde réel peuvent faire l’objet du doute, si bien que notre quotidien ennuyeux devient progressivement peuplé d’indices d’un autre monde possible, effrayant, qu’il cacherait. Mais l’intelligence de Polanski, c’est de restreindre cette idée au stade de la simple suggestion, elle-même circonscrite au seul point de vue de Rosemary : « La suggestion consiste dans le fait que la réalité, absolument ordinaire, doublée d’une manière de filmer lisse et transparente (donc pas remarquable) est traversée par des éléments qui, tant au niveau de l’histoire (contenu) que de la narration (forme), introduisent l’horreur » (Eric Dufour, Le Cinéma d’horreur et ses figures). Cette suggestion d’un monde caché peut rapidement devenir un indice « qui soudain indique peut-être une profondeur insoupçonnée du réel, (…) la possible manifestation d’un envers du monde qui en est peut-être l’essence réelle derrière la tranquillité apparente ».
L’essence de la suggestion et de l’indice dans Rosemary’s Baby réside dans la mise en scène de Polanski, qui, par la manière dont il film les personnages et les événements, peut instaurer un climat d’étrangeté tout à fait angoissant. D’un geste de caméra la banalité devient suspecte. « C’est comme si la manière de montrer dévoilait le véritable sens redoutable et dangereux d’un geste ou d’une situation qui pourraient être banals, en les rattachant, non plus au sens ordinaire, qu’ils prennent dans le contexte de la réalité quotidienne, mais à un autre contexte (le monde possible) qui peut leur donner une autre signification, c’est-à-dire leur signification véritable ». Ce sont par exemple les gros plans déformants en courte focale, ou bien encore les contre-plongées singeant de façon monstrueuse les visages des voisins de Rosemary.
Ainsi, la platitude visuelle affichée par la bourgeoisie est-elle obscurcie par la suggestion du Mal omniprésent : « cette suggestion sort donc l’image de l’univocité où il n’y a rien de plus que ce qui est montré, pour lui conférer cette ambiguïté. Du coup, tout plan devient intéressant, parce qu’équivoque. Ce qui importe, c’est ce qui déborde l’image ».
Attention spoilers
Rosemary’s Baby, c’est le possible que l’on suspecte être réel, et qui s’avère in fine être la seule et unique réalité : Rosemary porte en son ventre l’antéchrist, et ses voisins sont des satanistes qui ont convaincu son mari de laisser sa femme se faire violer pour s’assurer du succès dans sa carrière d’acteur. Il n’y a qu’une réalité et elle est absolument effrayante. La dernière scène sort ainsi le film de l’ambiguïté et de l’équivocité : le cauchemar est devenu réalité.
Le charme démoniaque de la bourgeoisie
Dieu est mort. Satan vit. C’est L’An 1. En provoquant la naissance de l’antéchrist, la bourgeoisie a tué Dieu. Ils ont choisi Satan plutôt que Dieu, justement parce que Dieu était le seul en travers de leur chemin. L’ordre n’est plus dicté par Dieu, la morale ou la justice. L’ordre n’existe plus, et le monde n’a plus de sens. C’est le chaos, et la bourgeoisie a gagné le droit de tout détruire. Régner sur le monde n’intéresse pas les bourgeois dans Rosemary’s Baby ; sa destruction, en revanche, semble être son principal dessein. Satan gagne à la fin du film, car il a réussi à déplacer l’Amour du côté du Mal. Rosemary a donné naissance à Adrian, fils de Satan. En dépit de sa monstruosité, placée sous le signe d’un crucifix retourné, Rosemary aime son enfant. Rosemary’s Baby, ou comment la bourgeoisie a réussi à pervertir l’amour d’une mère pour son enfant. Peu de films auront eu l’audace de proposer une idée aussi forte, aussi clivante et aussi pessimiste que celle du film de Polanski, qui constitue à ce jour l’une des plus grandes oeuvres cinématographiques de tous les temps.