SAINT OMER
Rama, jeune romancière, assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assises de Saint-Omer. Cette dernière est accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante sur une plage du nord de la France. Mais au cours du procès, la parole de l’accusée, l’écoute des témoignages font vaciller les certitudes de Rama et interrogent notre jugement.
Critique du film
Avant même sa sortie dans les salles françaises le 23 novembre, Saint Omer d’Alice Diop est déjà couvert de prix, mais aussi de louanges de la presse internationale. Présenté en première mondiale à la Mostra de Venise en septembre, il en est reparti avec pas moins de trois prix, dont le prestigieux Lion d’Argent, Grand prix du jury présidé par l’actrice américaine Julianne Moore. Le film a également reçu cette semaine le prix Jean Vigo dans la catégorie long-métrage, récompense qui distingue un ou une auteure, dans ce qu’elle dégage d’original et de singulier dans son regard. Saint Omer retient l’attention justement dans cette capacité à capter à la fois le regard du spectateur, mais aussi son oreille, tour de force de mise en scène qui se manifeste dans la somme des détails qui le compose. Si c’est un premier film de fiction pour Alice Diop, qui s’était distinguée jusqu’ici par la réalisation du très beau documentaire Nous (2020) et l’adaptation d’un ouvrage du sociologue Didier Eribon, elle impressionne par sa maitrise et son ambition dès son premier essai à la fiction.
Saint-Omer, un film de procès ?
De son propre aveu, elle fut obsédée par ce fait-divers intervenu dans la petite ville du Nord de Saint-Omer, qui avait vu une jeune femme tuer son propre enfant, âgé de seulement 15 mois. La part de l’intime dans cette histoire est évidente : Laurence Coly est comme elle originaire du Sénégal, et la notion de famille est également fondamentale pour comprendre son parcours, en tant que femme mais aussi en tant qu’artiste. Une grande partie du film se déroule littéralement dans le temps du procès qui accuse Laurence Coly de l’infanticide de sa fille, et le premier constant que l’on peut dresser est la grande réussite de cette composition. Rares sont les films de ce genre correctement représentés dans le cinéma français, avec à la fois un soin particulier au détails de l’affaire, mais également à l’instruction du procès jusque dans le moindre détail. L’expérience d’Alice Diop dans le documentaire lui permet de trouver la juste distance avec ses personnages, mais démontre aussi son talent pour interroger le moindre regard, la moindre émotion palpable sur les multiples visages de l’auditoire.
Des mots et des voix
Dans sa mise en scène, Alice Diop utilise un dispositif passionnant, les voix ont leur vie propre, elles ne sont pas forcément coordonnées aux visages de ceux et celles qui les possèdent. Les phrases commencent, mais c’est un autre protagoniste que la caméra choisit de scruter, dans une « désynchronisation » qui permet de vivre ces instants avec une intensité sans cesse renouvelée. Cela rompt avec la monotonie de l’exercice du prétoire, et implique chacun et chacune. Si Laurence Coly est étonnement atone, la réalisatrice superpose ses mots à l’expression de la Présidente de la cour, à une personne présente dans le fond, à un parent. Le sentiment surgit, palpable, à la fois par ce travail merveilleux sur les voix, douce musique à part, mais aussi par les sentiments que l’on devine bouillonnants chez les témoins de cette épreuve que constitue la Cour d’Assises. Alice Diop bénéfie d’une grande alliée dans cette entreprise en la personne de Rama, autre protagoniste majeure du film et émissaire de l’auteure au sein même du film. Alice et Rama semblent si proches qu’elles sont pour ainsi dire la même personne, jusque dans les images d’archives collées entre chaque scène qui montre l’enfance.
Si l’on s’interroge sur Laurence, Rama permet véritablement au spectateur de pénétrer l’intimité de cette affaire, l’impliquant d’une autre manière en soulignant ce moment fondamental qu’est la maternité. L’expérience de Rama, qu’on questionne beaucoup au début du film, son trouble étant si grand, donne une dimension supplémentaire au film et apporte son lot de réponses sur les intentions de Saint Omer. C’est toute la thématique de la reproduction des erreurs des parents qui apparaît, comment devient-on soit même un parent libre de ses choix, non entravés par une éducation parfois lourde, un leg qui est plus aliénant que libérateur. Cette donnée universelle qui traverse le film, qu’on retrouve dans chaque séquence, participe d’une montée de l’intensité dramatique qui nappe chaque personnage. Laurence est le miroir dans lequel se regarde Rama, qui se regarde elle-même dans celui de ses mères qui les terrorisent par leur exemple et leurs vies brisées.
Cette crise existentielle si forte et prégnante, explose dans le dernier acte avec la plaidoirie de l’avocate de Laurence. Le temps de cet exposé, elle résume non pas les raisons qui rendraient innocente sa cliente, elle se sait coupable, préférant rappeler qui est cette femme et qu’elle fut sa vie à ce moment funeste. Cet argument qui appuie sur le fait qu’une simple condamnation qui exclurait toute recherche de compréhension de ce qui constitue Laurence en tant que femme, ne rendrait pas la justice attendue dans une cour. L’histoire de l’accusée devient celle de toutes les femmes, de leur charge mentale destructrice, et de ce que c’est que devenir mère. Alice Diop réussit cet exploit de faire la synthèse de ses thématiques en un monologue, permettant en cet instant à l’émotion de jaillir avec une rare justesse qui reste longtemps en tête. Cela constitue l’un des moments les plus beaux de cette année de cinéma. Le dernier défi de Saint Omer, qui a déjà conquis la critique et les festivals, devenant le représentant de la France aux prochains Oscar, est de se présenter devant le grand public, pour obtenir le triomphe populaire qu’il mérite.
Bande-annonce
23 novembre 2022 – D’Alice Diop, avec Kayije Kagame, Guslagie Malanda et Valérie Dréville