SALÒ OU LES 120 JOURNÉES DE SODOME
La raison de tout le mal de notre temps
« Tant que l’homme exploitera l’homme, tant que l’humanité sera divisée en maîtres et en esclaves, il n’y aura ni normalité ni paix. Voilà la raison de tout le mal de notre temps » La Rage (1963), P. P. Pasolini, Giovanni Guareschi
Aux alentours des années 1973-74, le réalisateur, scénariste, journaliste et poète italien Pier Paolo Pasolini opère un changement de posture, radical, à l’égard de la libération sexuelles issue des années 68 et 69.
D’abord enthousiaste à l’idée de fonder un nouveau rapport au corps, détaché du carcan patriarcal traditionnel, Pasolini semblait alors exprimer, au travers des films composant sa « trilogie de la vie », l’envie de montrer la lutte ainsi que l’espoir de voir dans le corps de l’homme le dernier bastion imprenable contre ce qu’il appelle le « pouvoir de consommation ». Pour reprendre les mots de Serge Kaganski, les films de la « trilogie de la vie » ne font pas preuve d’un « grand style solennel », mais « se caractérisent avant tout par leur éclatante vitalité, voire leur paillardise, odes vibrantes au désir et au sexe vus comme le sang indispensable de la vie ».
Or, à partir de 1973 et des premiers articles composant son futur recueil intitulé Écrits Corsaires, Pasolini adopte une posture beaucoup plus critique à l’égard de la libération des corps, qu’il identifie désormais comme un phénomène propre au « pouvoir de consommation », détenu par la classe bourgeoise. Il devient même extrêmement sévère à l’égard de cette libération sexuelle et culturelle. Cette sévérité se voit par exemple au travers de ses textes de l’époque, critiques à l’égard de l’avortement ou du port des cheveux longs par la jeune génération. Pasolini y voit un moyen pour la classe dominante d’asseoir sa domination sur les corps et les esprits en produisant elle-même les conditions de sa propre critique. La critique du capitalisme (ou du patriarcat) émane du capitalisme lui-même, lui permettant ainsi de mieux s’adapter aux attentes des plus jeunes générations, et perpétuer sa position dominante en se modifiant par ses propres moyens. La possibilité-même d’une critique, c’est-à-dire de la recherche des conditions d’un fait permettant de montrer qu’il ne va pas de soi, semble ici questionnée, voire mise en doute, tant le « pouvoir de consommation » s’est imposé avec aisance au sein de nos sociétés modernes. Pasolini y voit un mensonge et une perte du sens. Ainsi, il identifie le « pouvoir de consommation » à une nouvelle forme de fascisme, de type consumériste, qui prend la forme d’une fausse tolérance. Ce « fascisme consumériste est pire que le classique, parce que le clérico-fascisme n’a pas transformé les italiens de l’intérieur, comme le fait la société marchande aujourd’hui. Ce n’est plus un Etat Totalitaire, mais totalisant ».
De ce fascisme consumériste découle un nouveau rapport au sexe et au désir, qui, selon Pasolini, n’appréhende plus le corps comme une source de vitalité, mais plutôt comme un « corps-objet », dont la jouissance ne peut advenir qu’au travers de son inscription dans un rapport de domination mortifère. La jouissance ne nait plus du désir, mais de la domination d’autrui. Pour reprendre la réplique du personnage du Duc, l’un des quatre dignitaires fascistes de Salò : « C’est en voyant ceux qui ne jouissent pas de ce dont je jouis, et ceux qui souffrent le pire, que naît la fascination de pouvoir se dire : je suis plus heureux que cette canaille qu’on nomme le peuple. Quand les hommes sont égaux, et qu’il n’y a pas de différence, le bonheur ne peut exister » (France Inter, 2015).
Ce constat, radical et pessimiste, met Pasolini dans un état de peur. Face à cela, il entend bien utiliser le cinéma comme une arme politique. C’est alors que se présente à lui l’opportunité d’adapter un roman inachevé du Marquis de Sade : Les 120 journées de Sodome (1785). L’idée de transposer la diégèse du roman au sein de la République fantoche de Salò, dirigée par Mussolini dans le nord de l’Italie entre 1943 et 1945, permet d’incarner le sadomasochisme de Sade dans la réalité du fascisme, d’autant plus parlante dans l’Italie des années de plombs. Face au retour en force du fascisme, à l’entrée de l’extrême droite dans le gouvernement démocrate-chrétien italien au début des années 70, ainsi qu’à la globalisation du « pouvoir de consommation » au sein des sociétés européennes, Pasolini veut produire un électrochoc, critique, et profondément violent.
Salò met en scène quatre dignitaires fascistes, le Duc, Monseigneur, Son Excellence et le Président, s’enfermant dans leur château de Marzabotto, dans la république de Salò, avec leurs dix-huit victimes (neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles), à qui ils vont faire subir les pires sévices. Les quatre bourreaux sont accompagnés par quatre prostitués, de leurs femmes respectives (ils ont épousés les filles des uns et des autres) ainsi que de quelques jeunes militaires fascistes. Le film se divise en quatre tableaux qui prennent le nom de cercles infernaux, comme dans L’Enfer de Dante : Antinferno (le « Vestibule de l’enfer », qui correspond à toute la première partie du film avant l’arrivée au château), Girone delle manie (le « Cercle des passions », synonyme de viols), Girone della merda (le « Cercle de la merde », où les victimes doivent manger leurs propres excréments ainsi que ceux des notables), et enfin le dernier tableau est celui du Girone del sangue (le « Cercle du sang », qui est l’occasion de diverses tortures, et se conclue finalement par le meurtre des adolescents).
L’aboutissement de la posture critique de Pasolini se traduit par une marginalisation, d’abord à l’égard de son propre cinéma, puis à l’égard des institutions elles-mêmes. De fait, le film a été immédiatement censuré en Italie, et visible en France que dans une unique salle à Paris. Le contexte de sortie a été d’autant plus sulfureux que Pasolini, quelques mois après avoir terminé le tournage et le montage de Salò, a été retrouvé mort, assassiné sur la plage d’Ostie, en novembre 1975. Symbolique de sa position critique radicale, et donc intenable, sa mort résonne d’autant plus lorsqu’on regarde le film, véritable testament politique, aboutissement d’une pensée qui, in fine, ne pouvait mener qu’à sa propre implosion. Salò montre explicitement le pouvoir dans toute sa monstruosité, dans toute son ignominie, faisant de la déshumanisation de l’Être une fin en soi.
Le film, insoutenable, use du grand-guignol et du grotesque, non pas pour relativiser le tragique, mais bien pour le renforcer. Il constitue, à ce titre, l’incarnation ultime de l’horreur au cinéma : il montre ce qui, ailleurs, n’a pas de légitimité à être montré, transgresse et subvertit les représentations conventionnelles et institutionnelles que le pouvoir tend à nous imposer, et révèle un monde, absolument ignoble, qui assoie sa domination sur les corps et les esprits en leur tendant un rideau de fumée. Salò baisse ce rideau et nous montre l’envers du décor, où les corps des prisonniers sont réduits à l’état de choses, soumis aux caprices et aux pulsions des fascistes.
Salò, c’est l’Enfer, et, à ce titre, il constitue une oeuvre indispensable, à voir au moins une fois dans sa vie. Enfin pouvons nous parler de film nécessaire.