featured_sauvages

SAUVAGES

À Bornéo, en bordure de la forêt tropicale, Kéria recueille un bébé orang-outan trouvé dans la plantation de palmiers à huile où travaille son père. Au même moment Selaï, son jeune cousin, vient trouver refuge chez eux pour échapper au conflit qui oppose sa famille nomade aux compagnies forestières. Ensemble, Kéria, Selaï et le bébé singe baptisé Oshi vont braver tous les obstacles pour lutter contre la destruction de la forêt ancestrale, plus que jamais menacée.

Critique du film

Heureux est ce hasard de calendrier qui place le nouveau long-métrage de Claude Barras une semaine après Le Robot sauvage, petit dernier des studios Dreamworks. Les deux films abordent le sujet de la nature en miroir l’un de l’autre, comme de faux jumeaux : l’aîné repousse l’humanité en dehors de son récit et s’attache à montrer l’influence de l’environnement sauvage sur les individus qui y vivent, tandis que le cadet en revient toujours à la relation entre deux enfants, cousin et cousine qui apprennent à se connaître, comme une force centripète au milieu d’un monde adulte déraisonnablement capitaliste qui les dépasse et qui dévore progressivement la forêt tropicale de Bornéo. Les différences de titre l’annonçaient déjà : par le contraste entre nature et technologie, Dreamworks singularise son personnage principal, le rend à la fois impossible et unique. Barras, quant à lui, amorce avec un « S » crucial la question de la pluralité.

Mais qui sont les sauvages du titre ? Le scénario s’amuse à relancer la question à de nombreuses reprises, en plaçant le mot dans différentes bouches et dans différentes situations. On l’entend d’abord pour dénigrer les actions des braconniers qui tuent de sang froid un orang-outang traqué, sous les yeux de la jeune Kéria et de son père. Le mot est ensuite utilisé par l’autre camp, lorsque le contremaître venu raser une partie de la forêt s’énerve contre les autochtones qui refusent de libérer le lieu en échange de l’argent qu’il propose. Plus tard, le mot devient un trait d’ironie pour narguer un proche, au moment où constate qu’il avait un petit préjugé. Enfin, cela devient un mot de fanfaronnade, pour réaffirmer son appartenance à un groupe et célébrer la bataille gagnée. La question posée initialement se déplace, et devient plutôt : qui est le sauvage de qui, ici ? Le rapport de force est clairement établi par le film, autant dans son récit que ses images – notamment ce plan d’ensemble sur la rivière qui sépare les riches gratte-ciels d’une rive et les maisons en bois plus modestes de l’autre. Néanmoins, le long-métrage a moins à cœur de montrer l’affrontement entre la vie sauvage et la civilisation moderne – et de s’appesantir sur les stéréotypes associés – que de suivre les personnes vivant dans leur entrecroisement.

Sauvages

L’arrivée de Selaï, cousin autochtone que Kéria ne connaît pas, fait bouger les lignes du quotidien de la jeune fille, d’abord à une échelle très personnelle et égoïste – le refus de partager sa chambre – puis immédiatement dans des horizons plus larges : le grand-père venu déposer l’enfant, qui s’exprime en langue étrangère et porte un pagne, possède malgré les apparences un téléphone portable dont la sonnerie est Eye of the Tiger. L’incongru l’emporte sur le moment, mais la scène souligne la position contrariée des personnages entre le confort de la modernité et un mode de vie traditionnel à préserver. Le film montre plusieurs échanges d’un pôle à l’autre (Selaï est envoyé par ses parents à l’école pour apprendre à lire et à compter, Kéria découvre la philosophie du peuple Penan en les suivant à la chasse…) mais n’impose jamais une synthèse de ce sujet. Ces mouvements de va-et-vient, plutôt que rentrer dans un certain schématisme, permettent d’accéder à ce qui se joue entre les personnages et nuance leurs rapports. 

C’est en effet la relation entre Kéria et Selaï qui cimente le film, donnant une valeur réaliste à un quotidien en rupture avec les repères européens, où il est possible de recueillir un bébé singe orphelin et où l’on se promène dans la forêt tropicale en s’orientant avec le GPS de son téléphone portable. Le franc-parler de la jeune fille, couplé à l’agacement et l’humeur railleuse typiques de la pré-adolescence, ancre dans une certaine normalité sa vie de tous les jours puisqu’elle prend tout  de manière égale. On retrouve ainsi, dans les discussions entre les deux protagonistes, la capacité de se mettre à hauteur d’enfant qui était déjà à l’œuvre dans Ma Vie de Courgette, avec le même soin du jeu d’acteur dans les postures et expressions des marionnettes. Une tendresse pour les piques jetées gratuitement, les noms d’oiseaux moqueurs et les réconciliations à voix basse avant de s’endormir traverse ainsi l’ensemble des scènes, sans que celles-ci oublient de nommer les choses du monde adulte.

Sauvages film animation

C’est dans ces instants plus graves que le film vacille élégamment, faisant émerger une impression de fragilité des marionnettes, dont la grosse tête supportée par un corps minuscule et des bras trop fins. Le sentiment culmine lors d’un face à face fantasmé avec la divinité Tipun, qui prend l’apparence d’une gigantesque panthère aux yeux profonds et tristes. Cette image, la plus saisissante du film, ne frappe pas seulement par l’effet de perspective et de lumière qui accentue la taille de la bête par rapport à Kéria. La question du mythe face au monde réel rend la scène presque meurtrissante : la créature est issue d’un peuple qui disparaît progressivement, et son l’expression soucieuse reflète l’impossibilité d’influer directement sur la situation critique de la forêt. La destruction de l’environnement, les méthodes violentes et criminelles des entreprises et gouvernements, la mort des Penans sont ainsi articulés non pas comme la finalité d’un récit, ni comme un argument final d’une thèse écologiste avancée par le film, mais simplement comme une donnée réelle et dangereuse du monde dans lequel grandissent les deux enfants.

C’est au regard de ces menaces que le parcours intérieur de Kéria prend son sens : tout comme la déforestation, la fracture familiale est un problème qui la précède, qui est déjà acté depuis plusieurs années. Bien que les indices soient disposés rapidement, le long-métrage ne se donne pas immédiatement à voir comme un récit de réconciliation. Les personnages comme le spectateur sont amenés à le comprendre à rebours, au moment où chacun commence à faire le premier pas vers l’autre. Il en va de même, à l’arrivée, pour la portée écologique et politique du récit : si Sauvages retrace les différentes étapes et de la contestation – en s’appuyant un peu naïvement sur la dimension collective des réseaux sociaux lors de sa conclusion – et souligne l’importance de l’unité, ce n’est pas pour préparer ses enfants à l’existence d’une menace qui est déjà là, mais pour les préparer à l’action, si petite soit-elle, qui est toujours une pierre ajoutée à l’édifice. Chaque chose en son temps.

Bande-annonce

16 octobre 2024 – De Claude Barras, avec les voix de Babette De CosterMartin VersetLaetitia Dosch


Lire aussi : notre interview du réalisateur Claude Barras