SORRY WE MISSED YOU
La ficheRéalisé par Ken Loach – Avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone…
Grande-Bretagne – Drame – Sortie : 23 octobre 2019 – Durée : 100 mn
Synopsis : Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte. Mais les dérives de ce nouveau monde moderne auront des répercussions majeures sur toute la famille…
La critique du film
Du haut de ses 82 ans et de ses deux Palmes d’Or (Le vent se lève et Moi, Daniel Blake), Ken Loach revient pour cette 72ème édition du Festival de Cannes avec Sorry We Missed You. Alors que l’Europe est bouleversée par des révolutions politiques internes, et si les questions du Brexit ou des Gilets Jaunes n’en sont peut-être qu’une conséquence indirecte, Ken Loach évoque la problématique plus insidieuse de l’ubérisation de la société.
(Des)humanité
Ricky, Abby et ses deux enfants sont issus de la middle-classe anglaise à Newcastle, qui ne roule peut-être pas sur l’or, mais forment une famille soudée. Abby est aide à domicile et enchaîne les client.e.s, tandis que Rick trouve un emploi en tant que livreur, dans l’espoir de sortir enfin la tête de l’eau. Problème majeur en Angleterre, qui commence à faire doucement son entrée en France, Ken Loach aborde le nouveau fléau contemporain : les zero-hours contract, pour les salariés intégralement à leur compte. Payé au client, et devant assumer l’intégralité des frais (casse ou moyen de transport), Ricky se retrouve malgré lui piégé dans un engrenage qui le dépasse.
Sorry We Missed You dénonce les rouages d’un esclavagisme moderne, plus pervers car donnant un sentiment illusoire de liberté. Cumulant les heures de travail, Ricky et Abby dépassent largement le seuil légal de la journée de 8h, pour enchaîner les clients. Ken Loach dresse le portrait d’une lente déshumanisation, où le salarié n’existe qu’à travers son profit. Une déshumanisation à deux temps, à la fois pour les salariés, contraints d’enchaîner les services à une rapidité folle, que pour les client.e.s, devenu.e.s de simples numéros. Abby, aide à domicile pour personne âgée, n’a jamais le temps de s’attarder sur ses patients, réduits malgré eux au statut de client, qu’elle laisse à contre-coeur dans leur solitude une fois avoir franchi le seuil de la porte. Si les noms d’Amazon ou encore Zara sont explicitement visés, le film fait également état d’une ubérisation totale et absurde de la société, touchant y compris le milieu hospitalier, où les urgences deviennent une grande usine qui brasse ses patients-clients à une vitesse démesurée.
La fatigue et l’absence vont progressivement ronger la vie privée, jusqu’à l’effacer totalement. Véritable pilier de la société, au sens aristotélicien, la famille n’en est que le miroir : si elle va mal, la société ne peut qu’aller mal. Si le titre fait référence aux avis de passage laissés pendant une livraison, Sorry We Missed You est à prendre au sens littéral : Ken Loach raconte l’absence d’un père, aliéné dans son travail, qui manque à sa famille. La cadette endosse malgré elle le rôle de parent, tandis que son frère, multiplie les bêtises pour attirer l’attention de son père jamais présent.
La longue ovation qui a suivi la diffusion de Sorry We Missed You au Grand Théâtre Lumière est révélatrice, après laquelle il déclara : “ Si le peuple n’était pas aussi en colère, l’extrême droite disparaîtrait.” Dans des temps aussi troubles, le cinéma a besoin de voix aussi fortes que celle de Ken Loach, qui résonne avec celle plus invisibilisée des opprimés, et même si, selon lui, Sorry We Missed You serait son ultime cri de rage.