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SPIRALE : L’HÉRITAGE DE SAW

Le lieutenant Ezekiel « Zeke » Banks est appelé pour enquêter sur l’assassinat d’un policier dans les souterrains de la ville où il fait régner l’ordre. Très vite, une vidéo anonyme contenue sur une clé USB l’informe qu’un imitateur du célèbre Jigsaw va à nouveau sévir dans les prochaines heures. S’engage une course contre la montre entre Banks et un nouveau maître du jeu…

AUX ORIGINES DU MAL

Je me permets de commencer ce texte par un préambule écrit à la première personne, car il tient plus de l’avis personnel que d’une critique à proprement parler. Il est vrai, je n’ai jamais été un anti de la saga Saw. De son premier volet plus proche de l’astuce que de l’artisanat à son huitième opus pas dénué d’intérêt, cette série de films a mûri dans ma tête au fil des années. D’abord excellent substitut aux cours d’anatomie de SVT du collège, Saw est devenu à mes yeux un spectre thématique assez dense autour de notions sur l’auto-justice, la finalité morale du jeu (pourquoi tue-t-on ? Pourquoi se sauver ?) mais aussi sur un puritanisme américain déviant qui brouille un certain manichéisme américain dans une ville, structurellement à mi-chemin entre Los Angeles et Chicago, où la criminalité est maîtresse.

D’abord écrit comme moyen de « purifier » le pays (John Kramer dans la première trilogie), le « jeu » devient un cycle meurtrier vicieux et hédoniste (Amanda dans Saw III), un acte réalisé sous la contrainte (Hoffman dans Saw V) jusqu’à son pendant ultime post-moderne – nous y reviendrons – entre vengeance primaire, viralité des informations par Internet et pulsion scopique (Logan dans Jigsaw). Tout n’est pas réussi, l’outrance de la réalisation, le récit trop impatient de révéler ses rebondissements et le jeu d’acteurs aléatoire réduisant parfois les tentatives d’exploitation d’idées passionnantes, mais il subsiste dans chaque chapitre une matière malléable, tordue et viscérale, qui dépasse la gaudriole gore décriée.

Aussi fus-je surpris d’apprendre à la fois le retour de la saga malgré un concept à première vue vétuste ; mais aussi l’arrivée de Chris Rock à l’écriture et au casting. Une surprise n’arrivant jamais seule, Darren Lynn Bousman accepte même de reprendre sa casquette de réalisateur, quatorze ans après Saw IV. Quelle raison l’aurait conduit à redémarrer une franchise certes lucrative mais très usée ? Qu’est-ce que ces bons vieux disciples de Kramer ont encore dans leurs cartons ? Ni une, ni deux, j’ai franchi la porte de la salle, et ai consenti à découvrir ce qui se cache derrière ce nouvel épisode…

Critique du film

Si les sept premiers Saw ressemblaient à des épisodes de série peu assumée, Jigsaw et Spirale – L’héritage de Saw font plus office de programme unitaire. Davantage chiadés à première vue, aux arcs narratifs révolus, ces films sont la promesse de projets qui se suffisent à eux-mêmes pour exister. En revanche, ce qui les différencie est leur intégration dans le canon de la saga. Le film des frères Spierig, on l’a dit, jouait sur la transmission, la vélocité de l’information et de facto de l’héritage du tueur dans un monde où John Kramer a beaucoup d’admirateurs qui débattent de ses pièges sur la Toile. Tobin Bell, interprète de ce même Kramer, fit même une apparition en fin de long-métrage pour en sursignifier le raccrochage à l’univers partagé. Du côté de Spirale, c’est une autre affaire. Situé des années après les actes de Kramer, le récit prend place dans une ville pourtant difficilement situable dans le temps, parfois presque anachronique. Les téléphones à clapet côtoient les PC dernier cri, le rappeur 21 Savage collabore avec le compositeur Charlie Clouser, les systèmes de navigation haut de gamme font grise mine face aux old but gold Ford Mustang. Ce ton atemporel, crépusculaire grâce aux choix très marqués de lumière anti-solaires ocres et bleutées, sert de résonance à ce dont parle réellement le film : les violences policières.

De l’affaire Rodney King à celle de George Floyd, du scandale Rampart à Black Lives Matter, les actions litigieuses de la police américaine ont éclaboussé le pays durant de très nombreuses décennies. L’art cinématographique n’ayant pas de parapluie, ces célèbres affaires ont influencé de nombreux projets souvent très remarqués. Strange Days de Kathryn Bigelow, The Shield de Shawn Ryan, Rampart de Oren Moverman ou plus récemment Blindspotting de Carlos López Estrada évoquaient tous plus ou moins une problématique semblable : quelle que soit la focalisation choisie, que se passe-t-il lorsqu’un corps armé et officiel s’octroie tous les droits ? 

Spirale s’inscrit pleinement dans ces questionnements et le montre d’emblée. Chez Bousman, les policiers agressent, agissent de manière hyperbolique et institutionnalisent leur fonctionnement pour exercer leur matraquage en toute sécurité. Plutôt bonne idée que de ne pas circonscrire le récit de ce dernier à une époque particulière et de l’intégrer dans un espace-temps diffus, situable uniquement par rapport à la diégèse de la saga. Cela aurait pu permettre de représenter un schéma d’attaque policière nécrosé in medias res, contre-productif et inqualifiable. Au fond donc, l’idée de mettre un imitateur du Jigsaw vengeur face à ces représentants de la Loi est excellente, bien qu’elle ne ressasse ce qui a déjà pu être évoqué, avec plus ou moins de réussite, avec les officiers Matthews (flic corrompu de Saw II), Kerry (victime collatérale de Amanda dans Saw III), Rigg (officier hanté par la disparition de ses confrères dans Saw IV) ou Hoffman (pièce maitresse, coupable de copycat du Jigsaw et maître du jeu égocentrique, à partir de Saw V).

SOCIOLOGIE DU TUEUR

Le problème est que l’argument thématique de Spirale s’arrête là. Dès le premier piège, le ton du film est donné : ce qu’il se passe dans le film n’est « juste » qu’une affaire entre un sadique vengeur et les forces de l’ordre issues du même district de police. L’espace urbain, pourtant montrée lors de divers passages par effets de localisation – une pancarte, un insert sur un nom de magasin, un graffiti/un nom d’avenue – n’est qu’un prétexte transitoire qui amène des éléments narratifs ou des béances volontaires pour préparer le twist du film. Un comble quand on souhaite parler des violences policières : ces agressions résultent d’un caractère démographique sensible, lié à de multiples critères essentiels pour en comprendre les tenants et aboutissants. Le but n’est absolument pas d’excuser une violence ici mais d’essayer d’en comprendre les rouages et surtout la recrudescence de ces horribles débordements.

Dans Spirale, la violence est au cœur du récit mais ce qui gravite autour d’elle pour lui donner une « raison » ou « moyen de dénonciation » est jeté aux oubliettes malgré des décors somptueux qui auraient nécessité une historicité, un moyen de définition sociale des individus qui les occupent. Ce fondement social est toujours utile, mais il est délaissé car ne correspondant jamais à la (malheureusement) sacro-sainte progression du récit souhaitée par les scénaristes du long-métrage. Une première déception face au film, qui aurait pu justement utiliser son idée d’atemporalité explicitée plus haut pour creuser une stagnation sociale du monde, en parallèle à un jeu macabre toujours exercé de manière souterraine – ce n’est pas parce qu’une diégèse n’est pas facilement identifiable dans le temps qu’elle ne peut pas résonner avec notre époque en plus de celle révolue.

Le caractère social que le long-métrage aurait pu développer peut se retranscrire de différentes manières : dans le récit bien sûr, mais aussi dans l’effet de style symbolique, dans la valeur architecturale, dans la segmentation des quartiers, dans la visualisation d’un cosmopolitisme de classes, d’ethnies, de sexes et de générations. Or, ceci n’a pas l’air d’intéresser le pool de scénaristes, parce que le cahier des charges ne parait jamais avoir établi ces idées comme priorités du film. Bicéphale dès le processus d’écriture (Chris Rock a avoué dans le dossier de presse avoir construit l’ossature de l’enquête sans suivre la cohérence avec les scènes sanguinolentes écrites par Josh Stolberg et Pete Goldfinger), Spirale semble au final beaucoup plus intéressé par le peu d’effusions de sang qu’il propose durant ses quatre-vingt-treize minutes que par la majorité de ce qu’il présente en amont.

PLAISIR D’OFFRIR, JOIE DU HACHOIR ?

Avec cette formulation, on pourrait croire que le film ne serait alors qu’un énième enfilement de scènes à base d’amputation pour flatter nos bas instincts et rigoler devant une énième surenchère, mais ce serait renier que le film d’horreur dans sa chair la plus profonde est tout de suite transgressif. Nous paraphraserons grossièrement quelques idées issues du livre Le cinéma d’horreur et ses figures du philosophe Éric Dufour pour tenter d’expliciter en quoi le genre peut travailler des valeurs sociales par sa simple esthétique, sans la commenter de manière outrancière.

D’abord, cette saga initiée par James Wan et Leigh Whannell – et par extension le cinéma d’horreur et son sous-genre du « torture porn » – créerait une transgression morale en plus de celle visuelle. Pour faire simple, Saw légitimait (gentiment) que l’homme est un loup pour l’homme ; mais elle donnait aussi à voir frontalement un déchirement des corps, une violence irregardable qui dépasse la morale initiale prônée par le tueur. La notion sociale était présente, puisque le cinéma d’horreur dont cette saga concentre différents corps d’ethnies (latinos, blancs, afro-américains), de classes (les capitaines de police sont autant en danger que les détectives et jeunes promus), de sexes et d’âges différents. L’angoisse fut présente immédiatement dans l’idée qu’un tueur inconnu sévit parce que la menace est à échelle humaine : tout s’intensifie qui plus est dès la fin du premier film lorsqu’on s’aperçoit qu’il s’agit d’un individu lambda, atteint d’un cancer en phase terminale, qui tire toutes les ficelles.

Idem dans le caractère géographique, puisque le piège se déroulait toujours dans des immeubles désaffectés, régulièrement délaissés dans les genres cinématographiques plus mainstream. Le premier Saw avait cette sensation de marginalité en son sein, car son petit budget obligeait la production à se consacrer à des petits locaux lugubres et difformes. Dans Spirale, les 20 millions de dollars (!!) de budget aseptisent les lieux sélectionnés mais tentent au moins de les revitaliser. Les neuf films, Spirale compris, interrogent l’acte de voir à la manière de la pornographie, et le plus important est le schéma d’activation du piège (comment fonctionne-t-il, quel est le cheminement de la torture proposée à l’écran ?) au détriment de la simple mise à mort. 

Pour synthétiser, la représentation de différentes catégories sociales, le régime scopique et la pulsion qui peut en découler chez le spectateur permettraient in fine de considérer Saw comme directement transgressif et marqué par une identité sociale visible. Qu’elle soit plus ou moins traitée par le récit, le fait de créer une horizontalité des classes, ethnies, sexes ou générations par la contrainte d’un jeu meurtrier est déjà un marqueur social important, et la violence du régime d’images supposé découler de tout ça induirait une transgression morale et une redistribution sociale des cartes (il suffit de voir la fin de Saw VI avec le personnage de l’assureur William Euston pour s’en rendre compte assez vite).

Une fois avoir posé ces bases, tentons d’appliquer ces théories à Spirale. En effet, paralléliser la haine policière avec la torture du tueur en séries était justement un moyen de théoriser les rapports de violence, relever la violence inadmissible du quotidien chez les minorités via un crescendo de douleur induite par ce nouvel ennemi de la police. L’horizontalité est aussi de mise, car la violence des pièges est en relation avec les fautes que les policiers entre la vie et la mort ont pu commettre en amont. Or, rien de tout ça, parce que le film est beaucoup plus timide qu’espéré. Certes, tous ses parallèles existent bien puisqu’ils sont surlignés, stabilotés et répétés par le récit et les dialogues contenus en son sein ; mais qu’en est-il visuellement ? Alors que Jigsaw, pourtant plus soft dans l’imagerie, parvenait à prendre du recul sur les pièges pour mieux en saisir leur portée vertigineuse (quoi de plus viscéral que le détachement formel pour en relever les détails les plus organiques ?), Spirale retombe dans les travers de l’octalogie à base de timelapses grotesques, arrêts sur images intempestifs, faux sang numérique trop épais pour être crédible, succession épileptique de gros plans et effets de filtre sur l’image. 

Tous ces artifices cachent plus qu’ils ne révèlent la chair mise en pièces. Ils annihilent la portée de la violence, détruisent toute tentative d’effroi et de dégoût, et finalement l’aseptisent à force de tourner autour sans jamais la montrer. Darren Lynn Bousman et Kevin Greutert (respectivement réalisateurs et scénaristes du film) avaient déjà produit ces mêmes idées lors des premiers films de la saga pour lesquels ils avaient travaillé, mais ceci était beaucoup plus excusable du fait que cette esthétique s’inscrivait dans un mouvement trash et gritty MTV visible notamment dans des clips musicaux ou de skate. Pour revenir un temps sur le courant post-moderne,  Will Straw disait de ce courant notamment dans le clip vidéo des années 1980, qu’il était « à la fois une perte de l’identité du sujet dans le jeu matériel du signifiant, élément essentiel au projet de Tel Quel, et, en même temps, [la mise en scène du] désir dans une fétichisation du signifiant ». 

Tentons de calquer ces mots à notre saga. On peut y relever deux choses : d’une part comprendre que le système formel choisi par Kevin Greutert et Darren Lynn Bousman n’aurait de sens que par lui-même et non par ce qu’il montre, qu’il résulte d’un choix esthétique vain inscrit dans une époque donnée – rendant alors ce choix de montage en 2021 abscons et ridicule. Cela rend leur travail impersonnel dans sa forme visuelle, et ces derniers ne parviennent même pas à produire un découpage logique et cohérent dans les scènes les plus calmes, se contentant lors des tunnels de dialogue de bêtes champs/contre-champs en amorce sur la personne qui parle. 

LIFE IS SHORT, PLAY LESS

Mais d’autre part, elle rappelle l’approche post-moderne évoquée brièvement en début de dossier, lors du traitement simple de Jigsaw. Dans ce film réalisé par les frères Spierig Logan et sa collègue de travail Eleanor sont passionnés par Kramer. Ils collectionnent des objets ayant servi de pièges et l’un d’entre eux ira même reproduire quelques-uns des meurtres du tueur au Puzzle initial pour pouvoir avoir un alibi concernant une vengeance personnelle. Le post-modernisme était alors métatextuel, puisque la « fétichisation du signifiant » (ici, le matériel permettant de commettre le meurtre) chère à Will Straw écrase sans même y réfléchir le signifié (la perte d’une vie, les hurlements des victimes, que voient les spectateurs au fur et à mesure du film). Sans répéter toute cette logique, Spirale aurait pu s’en inspirer pour donner de la consistance à ses meurtres, creuser au-delà des abus policiers montrés pour amplifier ce côté malsain sans juste milieu, comprendre le détachement de la violence face à une violence devenue normée et malheureusement plus évidente à contempler. Or, il ne le fait jamais voire n’y a pas pensé, sans doute obnubilé par le traitement des twists et cliffhangers qui ont toujours été l’étonnante raison d’être de la saga (quand on vous disait que ça ressemblait bien plus à une série non assumée qu’à une suite de films…)

Et justement, que reste-t-il de ce sel originel ? L’ossature scénaristique faite de rebondissements incessants possède-t-elle toujours son mordant et ses surprises, à défaut de n’avoir rien su traiter d’autre ? Le petit plus qui dépasse la structure académique des précédents films est que le twist se révèle un peu avant la fin pour amorcer l’épilogue qui conclut le peu de thématiques établies. Pour le reste, on est sur les pires aspects didactiques possibles, qui plus est présenté de manière assez présomptueuse et malhonnête au-dessus des lourds engagements thématiques que l’on a déjà évoqués longuement. 

Le peu de ce qui est caché/révélé à l’écran est suffisant pour comprendre le pot-aux-roses pour une simple et bonne raison : les spectateurs qui vont voir Spirale ont forcément vu beaucoup de Saw. Ils savent donc qu’un dialogue non soutenu par une séquence visible à l’écran induit inévitablement des suspicions. Un corps non identifié est toujours une information manquante, qui rend la présumée victime coupable. Mais c’est avec une arrogance décomplexée, entre ambiance de film Noir ringard (bourré de fabuleuses tirades telles que « ma femme m’a trompé parce que je suis un flic tenace ») et autres monologues de stand-up hors sujet délivrés par Chris Rock, que le film avance un peu tout seul, sans ciller, sans aucun effort de pensée requis pour le spectateur.

Il faut dire que ce script très poussif, pas loin de croire le spectateur chétif et peu perspicace, n’est pas aidé par la prestation calamiteuse de Chris Rock, humoriste jouissif sur scène mais incapable d’aligner plus de deux expressions de visage dans des compositions dramatiques. Pour faire simple : quand l’acteur plisse les yeux, il ressent la fatalité de son métier. Samuel L. Jackson se contente de bouger les lèvres pour réciter un texte auquel il ne semble guère croire, et Max Minghella a beau se démener pour maintenir l’embarcation à flot, il est peu soutenu par un rôle indigent, voué à n’être qu’une clé dans un système narratif qui ne compte que sur ses indices et ses dialogues d’une extrême vacuité.

Le dossier de presse présentait Chris Rock comme une encyclopédie de la saga Saw et une plus-value respectueuse de l’héritage de l’octalogie. Spirale démontre que ce n’est pas parce qu’on est admiratif d’une œuvre qu’on réussit forcément à la transcender. Le vide social et narratif est évoqué avec un tel aplomb qu’il rend le long-métrage dérangeant d’arrogance. Avis aux prochains réalisateurs ou scénaristes qui voudront s’approcher du personnage de John Kramer durant les prochaines années : allez voir ailleurs, réalisez des projets originaux, réfléchissez sur le monde et sur comment vous le percevez, mais arrêtez de réveiller cette franchise qui n’a définitivement plus rien à dire.

BANDE-ANNONCE

21 juillet 2021 – De Darren Lynn Bousman, avec Chris Rock et Samuel L. Jackson