THE BRUTALIST
Fuyant l’Europe d’après-guerre, l’architecte visionnaire László Tóth arrive en Amérique pour y reconstruire sa vie, sa carrière et le couple qu’il formait avec sa femme Erzsébet, que les fluctuations de frontières et de régimes de l’Europe en guerre ont gravement mis à mal. Livré à lui-même en terre étrangère, László pose ses valises en Pennsylvanie où l’éminent et fortuné industriel Harrison Lee Van Buren reconnaît son talent de bâtisseur. Mais le pouvoir et la postérité ont un lourd coût.
Critique du film
Si le titre décrit un adepte du courant architectural dont il est dérivé, dépourvu de notion de violence, l’oreille francophone aura tôt fait de lui conférer une connotation négative. On appelle cela un faux-ami et c’est précisément un des arcs narratifs sur lequel le film repose. Dit autrement, il s’agit autant de la relation entre l’architecte László et le mécène Harrison, que de celle qui se joue entre le spectateur et le film. Pour ce qui est de la seconde, la tentation d’abandon est grande. En effet, rares sont les films qui, dès l’ouverture, promettent l’ivresse de la renaissance et la dureté de la course d’obstacle. Et, trois heures trente durant, ces promesses sont mieux que tenues, elles sont agrémentées d’un sentiment de surprise permanent qui requalifie l’abandon en disponibilité, état plus actif, plus lucide aussi. Dire cela, c’est exprimer la gratitude que seules les oeuvres de cette ampleur suscitent. Pour autant, à l’arrivée, on a le sentiment d’un cinéma plus large que grand, plus saturé que riche.
Le film est chapitré en quatre segments, dont une ouverture et un épilogue et présenté en deux parties, séparées par un entracte qui peut être considéré comme partie intégrante du film, puisque l’écran présente une image fixe sur laquelle un minuteur de 15 minutes est incrusté et la salle donne à entendre un accompagnement musical sans rupture de tonalité. Suspension et continuité, digestion et reprise de souffle.
Rise and fall
Cent minutes sont déjà passées, plusieurs années sur l’écran durant lesquelles, depuis son arrivée à Ellis Island, László a démarré sa nouvelle vie en forme de montagnes russes. On a eu le temps de comprendre que ce principe narratif est érigé en système, plus sûrement que les projets de l’architecte. Le bonheur de retrouver, à Philadelphie, un cousin déjà installé est rapidement suivi d’une trahison. Le retour aux affaires et la première occasion de voir l’artiste au travail, son œil et son exigence. Le résultat ne répond pas seulement à la commande mais octroie au lieu une forme de pureté. On lui demande d’aménager une bibliothèque et il dessine un rêve de lecteur. Le rêve affleure souvent avec le récit. Ceux de László se sont depuis longtemps transformés en cauchemars. Rescapé des camps nazis, il souffre de l’absence de Erzsébet, sa femme restée auprès de Zsófia, leur nièce, en Europe.
Plus tard, Brady Corbet met en scène un accident de train. Le réveil en sursaut des époux au milieu de la nuit laisse accroire qu’il s’agirait d’un cauchemar. La réalité est autre, mais c’est un exemple du jeu mis en place avec le spectateur. C’est aussi l’ouverture d’une nouvel épisode douloureux pour l’architecte. Rise and fall, le schéma fonctionne comme une loi d’airain : tout génial qu’il est, László Tóth est avant tout l’étranger et en tant que tel, assujetti au bon vouloir de Harrison Lee Van Buren. Le riche industriel lui a mis le grappin dessus et entend jouer au yoyo avec son destin. Van Buren, c’est l’Amérique triomphante des années 50, la morgue du capitalisme incarnée. Le film ne se prive pas de faire écho à l’actualité étasunienne, ce pays qui marche sur deux jambes pourries, le racisme et la vulgarité. Van Buren a un fils, il faudrait plutôt dire un héritier. Harry arbore, lors d’une scène glaçante, une cravate dont on jurerait qu’elle est à l’effigie de Donald Trump. Curieuse coïncidence ou petite plaisanterie de la costumière Kate Forbes ?
Mémoire sur plan
Le talent d’une œuvre, c’est aussi d’arriver à point nommé sans être pour autant à la mode. À cet égard, The Brutalist résonne fort avec la très virulente administration Trump, le nouveau POTUS étant parti en croisade contre les bâtiments officiels d’obédience brutaliste. Par son ampleur, sa durée et son format, le film a l’ambition de devenir un classique instantané, l’égal d’Il était une fois en Amérique de Sergio Leone ou de La Porte du paradis de Michael Cimino.
Classique, dans la forme, il le serait plutôt. Par exemple, dans sa manière de tenir ensemble un continuum narratif et une structure romanesque. On peut cependant s’étonner que cette forme soit aux antipodes de celle que promeut le brutalisme : l’austérité et la légèreté. Le film est au contraire très ornementé, en particulier sa bande-son, incessante, entre sourdine et grandiloquence. À trois reprises, le film prend littéralement de la vitesse, à ras de bitume ou de ballast, façon de précipiter le destin et dynamiser le récit.
Dans sa profusion et son empilement de strates, The Brutalist impressionne autant qu’il épuise. C’est probablement la séquence en Italie qui résume le mieux notre rapport contradictoire au film. Dans les carrières de marbre de Carrare, le film soudain respire. Les hommes retrouvent une forme d’humilité devant l’immensité de la nature. On pense alors au cinéma des Taviani et plus précisément à Good Morning Babilonia et ses frères toscans qui se retrouvent à Hollywood sur un tournage de D. W. Griffith. Corbet filme la carrière comme un labyrinthe mythologique mais surtout semble répondre à l’appel du lieu par la sobriété et touche au sublime. Hélas, la séquence se conclut dans la stupeur d’un viol, filmé à distance mais annoncé par une musique digne des envolées d’Indiana Jones, qui précipite toute la fin du film dans un fatras de symboles et de traumas, à peine modéré par un épilogue plus explicatif qu’émouvant.
Avec tout cela, on en aurait presque oublié la grande œuvre de László Tóth, un lieu unique de prière, de culture et de sport, commandé à la mémoire d’une femme et pensé par amour d’une autre (et à la mémoire de tout un peuple). On a aussi oublié de dire que Adrien Brody est formidable, ne cherchant pas à rendre son personnage plus aimable qu’il n’est, le film dans son ensemble ne l’est d’ailleurs pas tellement et c’est plutôt à son honneur.
The Brutalist n’est pas la cathédrale de celluloïd (l’expression est des frères Taviani) qu’il voudrait être, c’est tout de même un morceau de cinéma comme on n’en voit plus beaucoup, doublé d’une charge anticapitaliste plus qu’opportune. De quoi en faire chavirer plus d’un·e, mais pas de quoi redresser la statue de la liberté.
Bande-annonce
12 février 2025 – De Brady Corbet
Avec Adrien Brody, Felicity Jones, Guy Pearce