THE NEON PEOPLE
Sous le célèbre Strip de Las Vegas, des milliers de sans-abris vivent dans un immense réseau de tunnels obscurs et insalubres. The Neon People s’intéresse à une poignée d’entre eux et décrit leurs conditions de vie. Mais aussi leurs espoirs.
Critique du film
« Bienvenue au royaume des espoirs et des promesses brisées » peut on lire sur une pancarte accrochée au-dessus d’une entrée d’un des tunnels qui, sous la ville de Las Vegas, forment un gigantesque réseau d’évacuation des eaux pluviales. 8 000 kilomètres de galeries entrelacées abritent une population estimée aux alentours de 2 000 personnes. Là, dans l’envers du rêve, Jean-Baptiste Thoret a rencontré et suivi quelques perdants rejetés par la Ville Lumière. Il filme, dans la pénombre, leurs blessures cachées, leur humanité éclatante.
Pour vivre malheureux, vivons cachés
« La ville qui ne dort jamais », « La ville du péché », les surnoms ne manquent pas pour évoquer Las Vegas, fascinante capitale du jeu, du tourisme de masse et du mariage kitsch. Difficile d’imaginer au regard du mythe moderne, la petite bourgade érigée au milieu du 19e siècle et du désert des Mojaves par une communauté de colons mormons. La légende a été abondamment nourrie par les arts du spectacle en général (le Rat Pack, Elvis Presley, Marlene Dietrich, Céline Dion…) et le cinéma en particulier, de Barry Levinson (Bugsy, 1991) à Sean Baker (Anora, 2024) en passant par Martin Scorsese (Casino, 1995) et Steven Soderbergh (la série des Ocean’s, 2001-2007).
C’est sur un kaléidoscope d’enseignes lumineuses que défile le générique d’ouverture. Jean-Baptiste Thoret connaît ses classiques et convoque en deux minutes l’Histoire officielle, l’aveuglante tentation du jeu. Il connaît tout aussi bien le jeu des contrastes, lui qui est devenu, en trois films, l’arpenteur de l’Amérique déclassée. We Blew It tentait de mettre le doigt sur un momentum au cours duquel les USA ont basculé du rêve américain au cauchemar Trump. Michael Cimino, un mirage américain partait sur les traces d’un cinéaste fantôme dont les films peuvent se voir aujourd’hui comme les oracles d’un désastre à venir. Et The Neon People ausculte au plus près la porosité entre paillettes et cafards. Thoret travaille les espaces comme des frontières temporelles que les Hommes traversent sans conscience de ce qu’ils abandonnent aux panneaux indicateurs. Des immensités du Montana ou des tunnels miteux du sous-sol de La Vegas, c’est la même démarche et le cinéaste les filment avec la même rigueur de cadre, en format scope. Il n’y aura toujours qu’un seul mythe, c’est celui du cinéma.
Escape shame
Pour pénétrer ce monde souterrain, il faut montrer patte blanche. C’est sur les pas d’un gardien des lieux que la caméra s’aventure dans le boyau. Ici, toutes et tous ont à peu près la même histoire à raconter. Un accident de parcours, un lourd héritage, la rue, la drogue et enfin le tunnel. Pour se mettre à l’abri et pour se cacher. Les autorités, bien contents que les parias se terrent dans les bas-fonds de la cité, ferment les yeux. Le tunnel, un enfer et un havre, qu’on aime et qu’on déteste comme le dit Brandi, cette femme sans âge qui va rapidement devenir le coeur battant du film. Pour elle, comme pour les autres habitants, le temps semble s’être arrêté. Toutes et tous ont envisagé le tunnel comme un passage et pour toutes et tous il est devenu une impasse. Certains sont là depuis plus de dix ans. Avec le temps, ils se sont aménagé un semblant de confort, une petite tanière où ils s’éclipser. Sans eau, sans électricité, le mot confort paraîtra bien excessif. Le lieu n’est pas exempt de violence, toutes et tous sont toxico, plus ou moins sévèrement accro à l’héroïne. Parfois ça dérape. Il y a pourtant des règles à respecter. Celui qui attire la police est immédiatement rejeté.
On imagine par quelle phase d’apprivoisement Jean-Baptiste Thoret et son équipe (forcément légère) ont dû passer pour que les habitants du tunnel consentent à être filmés puis à raconter leurs vies devant une caméra. Les « entretiens » semblent à la fois pris sur le vif et impeccablement éclairés (à l’aide de néons de couleur) si bien que l’on se demande quelle méthode de travail a été appliquée. L’état d’esprit devait osciller entre rigueur et souplesse, réactivité et discrétion. Le film alterne les séquences souterraines et les scènes en surface, hors du tunnel où surprend la pollution sonore des avions qui ne cessent de survoler la ville. Brandi sort presque tous les soirs faire la manche accompagnée de son chien. Elle tient à son hygiène, mais reste attentive à garder une couche de crasse pour susciter l’empathie. J.J. aussi mendie régulièrement sur le Strip. Belle scène où la caméra reste avec lui au niveau du sol et regarde passer les touristes aveugles à son sort. La force de ce plan est de nous contraindre à une cruelle dialectique puisque nous sommes au même moment l’un ET les autres, l’individu et le monde, la souffrance et l’indifférence.
Brandi, comme tous les autres, voudrait trouver la force de s’extraire du tunnel où sa vie s’est encalminée depuis trop longtemps. Sa fille vient lui rendre visite une ou deux fois par an. Brandi n’a aucun endroit où la recevoir. Les deux femmes discutent, assises au bord d’une route. La fille de Brandi dit espérer que sa mère s’en sorte (au sens figuré mais aussi au sens propre, du tunnel) mais ne l’attend plus. Dans son dernier cauchemar, on retrouvait sa mère morte dans une benne. « Je te promets que je ne mourrai pas dans une benne, ni dans le tunnel » jure Brandi. La caméra s’est légèrement déplacée et arrêtée sur le visage endormi de sa petite fille qu’elle connaît à peine, calée dans une poussette. Même si nos fictions intérieures sont parfois nos démons, il est permis de rêver.