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LA CHAMBRE D’À CÔTÉ

L’histoire est celle d’une mère très imparfaite et d’une fille rancunière séparées par un grand malentendu. Entre les deux, une autre femme, Ingrid, l’amie de la mère, est la dépositaire de leur douleur et de leur amertume. Martha, la mère, est reporter de guerre et Ingrid est une romancière autofictionnelle.

Critique du film

Trois ans après La voix Humaine, suivi par un autre court-métrage Strange way of life, Pedro Almodovar retrouve Tilda Swinton pour un film entièrement en langue anglaise où la grande actrice britannique partage l’affiche avec Julianne Moore. Elles forment un magistral duo d’actrices et un parfait véhicule pour la science du dialogue et des situations chaotiques chères au réalisateur espagnol. Il y a d’emblée quelque chose de particulièrement savoureux à voir se créer les conditions de la rencontre entre les deux femmes, amies de longue date perdues de vue. L’élément anodin qui permet leur réunion, une connaissance en commun venue faire dédicacer le dernier ouvrage d’Ingrid, va jouer le rôle du petit grain de sable aux conséquences étonnantes dans la suite de l’histoire.

Ingrid apprend que Martha, avec qui elle fut journaliste à New-York dans leurs jeunes années, est très malade, un cancer menaçant ses jours à très court terme. Les premiers partagés sont heureux, le traitement de Martha est efficace, la discussion dérive alors sur des sujets plus légers. Le retour de la maladie impose la thématique lourde de l’euthanasie assez rapidement dans le film. Les deux personnages sont aisés, habitant de beaux appartements à Manhattan, et peuvent se permettre des options hors de portée des classes sociales moins favorisées dès que la loi interdit le recours à des substances prohibées. Le fait de demander une assistance dans le cadre d’un suicide est clairement énoncé comme hors-la-loi dans cet état américain, et le motif de la transgression, même si lointain, est posé sur la table, impliquant de nombreux paramètres légaux et moraux.

Si Ingrid devient la personne qui accompagne Martha dans ses derniers instants, c’est avant tout parce que ses amies les plus proches refusent d’occuper cette place de « personne dans la chambre d’à côté ». Ce sujet, qui aurait pu être plombant, à l’instar de nombreux films parlant d’euthanasie, est une toile de fond qui n’envahit pas la totalité du plan. Almodovar nous convie à une grande discussion qui prend peu à peu des allures de réunion de famille et de confession au long court. Martha se raconte, analyse ses erreurs, son incapacité à être une mère pour sa fille, mais aussi ses rencontres jalonnant toute une vie de reporter de guerre sur le terrain.

The room next door

On ne sait que peu de choses d’Ingrid, que l’auteur met complètement au service de son amie, comme un miroir qui refléterait les bons comme les mauvais moments, à l’instar du rôle tenu par John Turturro, l’amant commun des deux femmes avec lequel Ingrid garde contact en secret. Cette alliance de légèreté et de gravité, relayée par des discussions fleuves et douces, sont le sel des meilleurs films de Pedro Almodovar. Si toutes deux sont d’immenses actrices, on ne peut que reconnaître la place gigantesque prise par Tilda Swinton, qui deux ans après The Eternal daughter de Joanna Hogg, se dédouble de nouveau, comme si son aura était si grande qu’elle ne pouvait être comprise dans un seul corps. Martha devient Michelle, sa fille perdue de vue, avec une simplicité qui peut faire sourire tant on a plaisir à voir réapparaître ce corps singulier qui est celui de Tilda Swinton.

Le dernier coup de génie de l’artiste espagnol est de réussir à placer une dernière banderille dans son final, par le truchement d’un policier bigot, qui ajoute une couche de complexité à une situation qui semblait jusqu’ici plutôt simple. La place de la mort dans notre société y est rappelée avec une grande acuité, le contrôle de son propre corps se heurtant à la vision totalitaire du religieux, reprenant de l’importance dans la place publique, au lieu de rester cantonnée à la sphère privée. Ce petit moment imbibé d’absurdité est un rappel éclairé et douloureux de la place de la morale dans des débats non tranchés dans bien des États. The Room next door recelle en son sein bien des qualités, que ce soit en terme de jeu, de mise en scène, ou bien dans ce rappel de l’importance de la vigilance dans tous les domaines du progrès social, jamais totalement acquis.


8 janvier 2025

De Pedro Almodóvar, avec Julianne MooreTilda SwintonJohn Turturro


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